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Page:Le Tour du monde - 15.djvu/371

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les indigènes, qui en apprécient très-bien l’intérêt historique, et on peut, sous ce rapport, s’en reposer sur eux.

En sortant de là je retournai sous l’énorme daro au pied duquel j’avais établi mon bivouac. Je trouvai mon compagnon en conversation avec un homme d’environ quarante-cinq ans, de fort bonne mine, un peu gros, comme le sont généralement les notabilités de l’Église et de la finance abyssines. Mon homme n’était pas vêtu en homme d’Église ; c’était donc un grand neggadé, et la conjecture tombait juste : c’était bacha Egziabher, chef des douanes du Tigré. Il m’invita courtoisement à passer chez lui le temps que je comptais consacrer à Axoum, et j’allai m’installer dans sa maison près de la place des Obélisques.

Egziabher était un musulman que l’ambition avait mené à une abjuration très-profitable, car il avait eu pour parrain, au baptême, le négus lui-même qui l’honorait d’une faveur particulière. Il était, du reste, le seul de sa famille à avoir abjuré ; les autres membres, principalement les femmes, vivaient dans une pratique sévère de l’islamisme, mais il ne me parut pas que la bonne intelligence en souffrît. Egziabher semblait si peu embarrassé de sa nouvelle situation, qu’il essaya de plaisanter mon kavas Ahmed sur sa ponctualité à observer les rites de sa foi musulmane. Ahmed répliquait avec une convenance que mon hôte, lui, oubliait un peu, car ses sarcasmes de nouveau converti faisaient coup double, et devaient blesser ceux des siens qui étaient là et qui avaient eu moins de malléabilité que lui.


Phlomis leonurus (voy. p. 375). — Dessin de Faguet d’après l’herbier de M. Lejean.

Nous causâmes discrètement de l’Europe, et de l’ambassade que le négus se préparait à envoyer en France et en Angleterre. Egziabher était l’un des deux ambassadeurs désignés d’avance par le bruit public et les confidences de Théodore. Je cherchai inutilement à savoir qui serait l’autre ; sans doute quelque grand personnage d’épée, destiné à doubler Egziabher, lequel devait être évidemment le diplomate de la mission. Théodore ne pouvait mieux tomber. À part sa capacité personnelle, et sa finesse et son expérience, le bacha représentait fort bien, et eût eu dans le meilleur monde, à Paris, un succès de bon aloi qui a manqué aux magots que nous ont envoyés depuis quelques années le Japon et l’Indo-Chine. Il n’eût tenu qu’au jeune envoyé de Négousié à Rome, en 1858, d’avoir un autre genre de succès dans les salons, si j’en juge par le portrait que m’a fait de lui une dame romaine et romanesque (deux choses qui ne s’excluent pas).


XXXIV


Adoua. — Une Aspasie tigréenne. — L’arbre aux pendus. — Fremona. — Départ. — Plaine de Hamedo. — Mort de M. Dillon. — Dévouements héroïques. — Le Mareb. — L’arbre de Koudo-Felassi.

Quatre heures et demie de marche nous menèrent d’Axum à Adoua, capitale politique du Tigré. C’est une ville bâtie à l’arabe, sur le flanc d’un petit coteau qui va finir au ruisseau Assam, au delà duquel s’élève la masse abrupte, colossale et isolée du Chelloda. La rareté des bois et la friabilité du sol blanchâtre et poudreux, donnent aux environs d’Adoua un air nu et aride qui, heureusement, n’empêche pas ce sol d’être fort productif.

J’avais forcé la marche pour arriver en plein marché et acheter les provisions nécessaires, car mes sobres et courageux serviteurs mouraient de faim. Les tentes furent dressées à quatre cents pas de la ville, et les hommes envoyés au marché ; mais, que ce fût maladresse ou malchance, à six heures du soir ils n’avaient pas une poignée de grain. Je pris un parti désespéré, et j’envoyai présenter mes civilités à oizoro (madame) Warkète.

Qu’était-ce que Mme Warkéte à Adoua ? — Mon Dieu, ne fronçons pas les sourcils. Warkète était une femme du meilleur monde, fille d’un ex-gouverneur de province, veuve à seize ans d’un colonel (je ne sais s’il est bien mort) ; elle se serait appelée Aspasie sous Pé-