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Page:Le Tour du monde - 15.djvu/374

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tenu par la majorité des grands vassaux du Tigré, mettait le pays en feu, et les campagnes étaient pleines de chefta ou partisans acharnés à vivre aux dépens du paysan et du marchand paisible. L’un des plus réussis était un certain Goldja, qui avait fait la guerre du Choa sous les ordres de Théodore II, mais qui, mécontent de l’exiguïté du fief qu’il avait eu du négus, avait passé à Négousié et en avait reçu la vice-royauté de tout le Bas-Tigré. Or il advint qu’un chef rebelle du Haramat se réfugia dans l’enceinte de Saint-Michel d’Adoua, lieu d’asile fort vénéré. Goldja voulait l’y faire arrêter, mais il en fut détourné par les supplications des debteras du lieu et se borna à les rendre responsables de la personne du fugitif. Les debteras, au mépris de leur parole, ayant fait évader le proscrit, Goldja les fit arrêter, mettre aux fers et exposer quelques heures au soleil, supplice ridicule et douloureux qui exaspéra ces lettrés et leur fit résoudre la perte du gouverneur. Celui-ci fut averti qu’il se tramait quelque chose entre les debteras et certains chefs ennemis, comme Ghebra Ezgh de Haramat, Enghedda d’Axum et autres : mais il répétait invariablement le mot qui perd les plus forts : Qui oserait ? Une nuit il fut attaqué par les conjurés à la tête des paysans Théodoristes, au pied du mont Chelloda, se battit fort bravement, fut accablé par le nombre et égorgé. Au moment même où il succombait, arrivait son fils Kassa Goldja, très-brave guerrier qui était parti pour une expédition dans l’Adderbati et dont l’absence avait offert aux conjurés l’occasion cherchée ; il dut céder le terrain, mais non sans avoir vengé son père par la mort d’un des meurtriers.

Tant que le négus resta au Tigré, Kassa Goldja fit prudemment le mort : mais en 1862 il reparut plus fier que jamais, suivi d’une bande de coupeurs de route, et déclara vendetta aux gens d’Adoua qui avaient occis son père. Dans les idées de la noblesse abyssinienne, il faisait là une chose non-seulement légitime, mais encore parfaitement louable. Les bourgeois d’Adoua ne purent plus sortir de leur banlieue sans être exposés à être détroussés et massacrés. Il y a dans Froissart une histoire absolument semblable à propos de gentilshommes flamands qui avaient vendetta contre la ville de Gand. Goldja eut l’audace de venir un beau jour attaquer Adoua même, ce qui obligea les bons bourgeois à marcher pro aris et focis, car il n’y avait pas de troupes régulières dans la province pour les défendre. Du reste, pour des bizets ils s’en tirèrent fort bien. Kassa Goldja fut battu et laissa quarante-quatre morts sur le terrain : mais les Adouans en perdirent seize, parmis lesquels l’orfévre Kokeb et Beurrou Coffin, l’un des vingt-deux enfants du fameux aventurier anglais Coffin, nom familier à tous ceux qui ont lu des voyages en Abyssinie.

Kokeb était le plus riche bourgeois d’Adoua : sa maison dominait d’une façon pittoresque la berge escarpée de l’Assam, en face du sentier en corniche par où j’entrais en ville. Nous avons à Paris un spécimen fort honorable du talent de Kokeb comme orfévre de la couronne d’Abyssinie ; c’est une selle offerte par Négousié en 1859 à l’empereur Napoléon. Cette selle est toute une histoire.

Théodore, à peine sur le trône, avait songé à entrer en relations amicales avec la France, et à nous envoyer une ambassade. Comme dans les usages d’Orient les politesses diplomatiques doivent être accompagnées de présents dignes de celui qui reçoit l’ambassade, le négus commanda à Kokeb qui était à la fois son orfévre et son banquier (double attribution que comprenait souvent chez nous au moyen âge le titre d’argentier de la couronne) de lui faire une selle rehaussée de ces ornements merveilleux où se complaît le goût patient de l’art oriental. Le travail prit du temps : d’ailleurs l’Abyssin n’est jamais bien pressé. En 1859, comme la selle allait être livrée, il prit fantaisie au prétendant Négousié d’envoyer une ambassade en France ; et comme il n’avait rien de prêt à offrir, il jeta son dévolu sur la selle impériale, la fit enlever de force et l’expédia en France. C’était à la rigueur le droit de la guerre, il était en guerre déclarée avec Théodore ; mais il eût au moins dû payer la selle, et quand Kokeb et son associé vinrent lui présenter leur note, il leur dit avec la froide et dure ironie des Abyssins : « C’est l’usurpateur qui vous a fait travailler : adressez-vous à lui. »

Théodore n’a jamais digéré l’histoire de la selle. À partir de ce jour, il fit changer par décret le nom du prétendant, dedjaz Négousié (le duc Négousié) en lebha Négousié (Négousié le voleur), et tout Abyssin qui aujourd’hui prononcerait le nom du malheureux vaincu de 1861 sans y accoler ce titre de lebha aurait des démêlés avec la police correctionnelle.

Ce Négousié qui n’était ni un aigle ni un méchant homme, a été populaire chez nous il y a cinq ans, et quand il est mort, une douzaine de grands journaux ont imprimé qu’il avait été écorché vif, qu’il était mort victime de son dévouement à la France, etc. Cela tenait à un système de correspondances parfaitement organisé, et la popularité qui s’attacha à Négousié pendant sa courte existence politique eut pour résultat de le rendre le point de mire de tous les aventuriers français en quête de fortune rapide dans un pays nouveau : sans préjudice de ceux qui voulurent tirer à vue sur sa vanité, tout en ne bougeant de Paris. De ce nombre fut le directeur d’un de ces Instituts nationaux composés de trois personnes et qui font appel aux génies méconnus de province. Celui-ci envoya à Négousié un splendide diplôme de grand maître où il était appelé « Nikas Tégousir, régénérateur de l’Abyssinie, l’un des bienfaiteurs de l’humanité. » La lettre d’envoi, surtout, était un chef-d’œuvre de flagornerie plus ou moins convaincue. Négousié exécuté, les deux pièces tombèrent aux mains de Théodore, et deux ans plus tard elles m’ont été données. Je me suis empressé, en voyant le mauvais effet produit par ce diplôme sur le négus, d’expliquer que cet institut n’était pas celui qui siége au bout du pont des Arts.

Quand Négousié, en fuite devant Théodore, descendit au désert de la Mazaga, il emmena de force un groupe