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Page:Le Tour du monde - 15.djvu/390

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en 1859. Abba Emnatò est revenu de ce voyage avec les sentiments exprimés par Du Belloy dans le siége de Calais

Plus je vis d’étrangers plus j’aimai ma patrie.

Quand on lui parle de Paris, il daigne volontiers dire que c’est une capitale passable et ajoute que « c’est à peu près comme Gondar, seulement un peu plus grand. »

Je partis de Keren accompagné d’un prêtre indigène, instruit et fort capable, Abba Zacharia d’Axum, élève de la propagande romaine. Il parlait et écrivait très-bien l’amharique, le tigrinia, le hassia (langue de Massaoua et du Sennaheit), le ghez, le latin, l’italien et le français. Je lui ai fait, je le crains bien, perdre sa cure, et voici comment. Je l’avais eu quelquefois à dîner ; mais comme je prenais ma viande chez les bouchers musulmans de Massaoua, on vint à savoir que M. Zacharia avait mangé de la viande musulmane, donc qu’il s’était débaptisé. Les paroissiens du P. Zacharie vinrent en députation chez l’évêque lui déclarer qu’ils ne voulaient plus d’un curé mahométan. J’intervins, je me fâchai, je demandai pour qui on me prenait.

« Pour un chrétien faux teint, un Franc enfin.

— Vous prenez donc les Francs pour des musulmans ?

— Mon Dieu ! les Francs sont assurément meilleurs et plus vertueux que nous : ils ne sont pas des Turcs, mais ils ne sont pas chrétiens non plus. »

J’herborisai un peu à Keren, dans le mont Zebhan, ou je trouvai la maigre et jolie swetia schimperi. J’étais loin de mes orchidées du Beghemder, dont je donne ci-joint un spécimen (ophrise) recueilli au pied même de ma maison.

Ce second séjour à Keren n’avait été marqué que par un incident fort insignifiant, la désertion de mon page Ouelda Iesous (ce qui veut dire en abyssin fils de Jésus). C’était un insigne petit drôle, fort éveillé, qui eût fait honneur au pavé de Paris. À Gafat, il faisait admirablement la charge des braves Allemands de la colonie, et probablement la mienne quand je n’y étais pas. Arrivé à la frontière, il me demanda la permission de se faire musulman, et me racontait à l’appui de sa requête l’historiette suivante :

Galla et musulman de naissance, il avait été enlevé dans une des razzias de Théodore, et donné à un Abyssin qui l’avait baptisé de force : mais il avait une mère et des sœurs qui étaient encore vivantes dans son pays, et ne comptant plus les voir, il voulait au moins reprendre leur religion et la sienne, en souvenir d’elles et de son père mort.

Que pouvais-je dire à cela ? « Si cela te fait plaisir, mon bon homme, chante Allah akbar à ton aise. » Cependant, me méfiant de la conversion, j’en causai avec abba Zacharia, qui fit bavarder « le fils de Jésus, » et me dit ensuite : « Ce polisson n’a jamais été musulman, et se déclare aujourd’hui chrétien solide : il a quitté son père parce qu’il voulait courir le monde : voilà tout. »

Le fin mot, je crois, de cette velléité d’islamisme était ceci : le même (pour parler la langue classique de Fanfan Benoîton) avait calculé qu’en restant chrétien, il devrait s’astreindre à l’abstinence de viande musulmane, donc à faire maigre chère, ce qui ne lui allait pas du tout. Bref, il me quitta pour se faire garçon de cabaret, et je ne doute pas des hautes destinées réservées à un gaillard assez positif à dix ans pour vendre son âme pour un roast-beef. L’autre domestique galla, Elmas (brave garçon, bien laid pour un Galla), n’en eût pas fait autant.

Je refis en trois jours, à travers des montagnes pelées de la plus belle sauvagerie, la route que j’ai décrite il y a près de deux ans.


XXXVIII


Ain : Panorama des steppes. — Un crocodile légendaire. — Encore les Rom : Légendes poétiques. — Arrivée à Massaoua.

Notre dernière station de montagne fut Ain, joli village entouré d’arbres et d’eaux vives. Les notables du lieu vinrent, comme de grands enfants, tourner autour de nous dès que nous eûmes établi notre camp sous l’ombre opaque d’un magnifique bouquet d’arbres. Ils murmurèrent un peu « que les Francs, depuis quelque temps, ne se gênaient guère pour passer et repasser dans leur torrent ; » mais il n’y eut pas d’autre démonstration hostile, et ils se bornèrent à nous demander un peu de café. Ils portaient le costume des gens du Samhar et des Saho, le long vêtement blanc avec bordure rouge ou bleue, et non la toge (kouarè, chama) des Abyssins. Dans le Sennaheit, du reste, le kouarè abyssin, qui donne au premier paysan venu un air de tribun romain, n’est porté que par les novateurs, les dandys, si on me permet ce mot. Pendant toutes ces allées et venues, je trouvai plus attrayant de sortir des hautes herbes et de monter à la montagne voisine pour saisir d’un coup d’œil le triste pays ou j’allais entrer.

Je fus agréablement surpris de voir le steppe de Cheb sous un aspect tout nouveau. Le désert le plus laid et le plus vulgaire, vu à travers un paysage d’un pittoresque un peu sévère et heurté, devient un excellent fond de tableau, et ses longues lignes plates, monotones, empruntent une sorte de majesté au voisinage de montagnes durement fouillées par le ciseau du divin sculpteur. Terminé tout au fond par la ligne mince d’un bleu turquoise, qui n’était rien moins que la mer Rouge, Cheb se relevait un peu sur la gauche par quinze ou vingt montagnes éparpillées sur sa surface, vagues solidifiées de quelque tempête géologique : on les nomme Kafer Allah. Mon œil suivait au milieu d’elles le cours sinueux du Lebqa, marqué par les forêts de mimosas qui l’ombragent. L’ensemble avait bien sa beauté, mais une beauté dure. Comme c’était différent de mon gracieux pays de Devra Tabor, si récemment quitté, avec ses falaises comme Limadou, ses eaux rugissantes comme le Reb ou la Lisara, et ses villages comme Sekarna enfouis dans les massifs de hauts genévriers !

Amba, où j’arrivai le lendemain, est une aiguade qui