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Page:Le Tour du monde - 15.djvu/391

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doit son nom à une montagne conique isolée, sorte de réduction des ambas ou citadelles naturels de l’Abyssinie. L’aiguade, abritée par un énorme tamaris d’aspect fort pittoresque, est une mare sombre et profonde de vingt mètres carrés au plus, où habite, disent les natifs, un alma, sorte de crocodile ou de grand caïman sur lequel court plus d’une histoire tragique. Je ne croyais guère à ce crocodile de la mare, et pour faire partager mon incrédulité aux pasteurs qui n’accompagnaient, je sondai l’eau en divers endroits avec une baguette, démonstration qui, j’en ai grand peur, ne convertit personne.

On me demandera comment un crocodile pouvait se trouver dans cette mare. Je ne l’ai pas vu, mais je n’eusse pas été trop surpris de l’y voir, car le P. Stella m’a affirmé avoir vu, au petit lac de Balaghinda, un alma qui prenait le soleil sur la rive et qui surpris par l’arrivée des voyageurs, se hâta de plonger dans l’eau. On m’a encore parlé d’un alma, qui vivait dans la plaine de Chotel, où il épiait les chèvres et les moutons et qui finit par être expédié à coups de lance. Voici ce qui se dit au Soudan sur les crocodiles.

Il arrive parfois, dans la saison des pluies, qu’un crocodile remonte une rivière ou un torrent jusqu’à une assez grande distance de son habitat accoutumé, et qu’il y séjourne assez longtemps pour qu’un beau jour les eaux disparaissent et que l’animal reste à sec sur le sable. Alors (assurent les Soudaniens), il fouille de la tête et des pattes jusqu’à ce qu’il se soit creusé un nid où il se tapit jusqu’à la saison suivante. Je trouve dans des notes de feu le savant Peney le fait suivant. Il assistait au forage d’un
Elmas de Djemma (p. 390). — Dessin de E. Bayard d’après M. G. Lejean.
puits, lorsque les hommes occupés à ce travail se sentirent arrêtes par un corps résistant : c’était une masse squameuse qui se trouva être un crocodile énorme, long de près de dix pieds. La vie se manifestait en lui par des mouvements faibles d’abord, qui se changèrent bientôt en résistance violente quand on le hissa hors du trou. Il fut à l’instant percé de cent coups de lance.

Il serait intéressant d’étudier au Soudan les animaux qui passent une partie de l’année sous terre à l’état torpide. C’est le cas d’un poisson que les Abyssins nomment ambaça (lion), probablement à cause des filaments cartilagineux qui ornent son museau rectangulaire et qui ressemblent un peu aux barbes des lions : sa chair est insipide, et il est fort commun dans la Nubie et le Kordofan, où on le trouve dans les terrains sablonneux de cette dernière province, assez loin sous terre, et dans des endroits fort dépourvus d’eau.

Pour en finir avec le crocodile, je dirai qu’en 1864 me trouvant à Kassala chez mon vieil ami le mallem Ghirghis, j’entendis quelqu’un lui dire : « Et timsa betaak akal ouahed raghel : Ton crocodile a mangé un homme. » Ce propos m’intrigua un peu, car je ne savais pas que l’honorable mallem élevât en chambre un saurien aussi malfaisant. Informations prises, voici ce que j’appris. Ghirghis avait depuis quelques années établi un bac sur le fleuve Atbara, à Asobri. Depuis que ce bac fonctionnait, un crocodile était venu s’établir dans les environs, et non content de happer à l’abreuvoir quelques moutons, il eût pu ajouter comme le lion de la fable :

Même il m’est arrivé quelquefois de manger
Le berger.

Les Arabes des environs, ayant considéré que ce crocodile était venu là en même temps que le passeur et sa machine, avaient résumé ce synchronisme dans un nom ingénu qu’ils donnaient à la bête maudite : « Et timsa betâ el mallem, le crocodile du mallem. » Tout le sel de cette naïveté consistait dans le contraste entre l’excellent homme et le monstre si bizarrement associés.

À la station d’Amba, je passai presque une journée à me reposer, à l’ombre de superbes tamarins, des fatigues d’une nuit blanche passée dans le steppe. Ces grands arbres invitent d’autant mieux au farniente qu’ils forment une oasis de verdure et d’ombre au milieu d’un pays maussade et pelé. Il est vrai que ce qui me portait au repos agissait d’une façon diamétralement contraire sur mes mules d’Abyssinie, à qui cette verdure rappelait leur beau pays. L’une d’elles s’échappa, et l’on passa l’après-midi à la rattraper. Cet utile animal est singulièrement impatient, et je comprends parfaitement le proverbe dont abusent les Abyssins :

Celui qui a pitié d’une mule mérite d’être excommunié.

Je n’étais plus qu’à huit heures de Massaoua, mais jugeant avec raison qu’il serait toujours assez tôt d’aller m’enfermer dans ma fournaise, je résolus de ne pas trop me presser et de visiter le Samhar pas à pas, en longeant le pied des montagnes. Avec mes quatre ou cinq fusils, je n’avais rien à craindre des voleurs assez peu résolus qui infestent tous ces pays peu habités, et ne reconnaissent que le droit du plus fort occupant. Ces voleurs s’ils sont chrétiens, se contentent de voler des vaches ; s’ils sont musulmans, ils enlèvent fort bien les enfants, article commercial qui rapporte fort dans tous les pays chers au prophète. J’ai déjà dit (livraison 270), que parmi les sujets égyptiens, voisins de ce pays, règne plus que jamais cette abominable industrie protégée par la demi-complicité des autorités. Il y a sur