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Page:Le Tour du monde - 15.djvu/392

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toute la frontière une classe de rôdeurs qui n’ont guère d’autre industrie que d’épier les jeunes garçons qui gardent les troupeaux et les petites filles qui vont ramasser le bois mort ; ils ont ordinairement sous la main des chevaux ou des chameaux grâce auxquels ils regagnent bien vite leur tribu, et vont de là aux bazars de Kassala ou de Souakin, où ils réussissent d’autant plus aisément à placer leur marchandise, que la race bogos est remarquablement belle de formes, souple et intelligente. Les Abyssins de la frontière, jadis victimes de ces rapts et peu patients de leur nature, en ont depuis vingt ans fait perdre l’habitude à leurs lâches agresseurs. En août 1844, les sujets du naïb volèrent un petit garçon, neveu de Ouelda Gaber, grand baron de Hamazène, et, malgré les réclamations de ce chef redouté, ils l’envoyèrent dans l’île de Massaoua où le gouverneur l’acheta à vil prix et l’expédia à Djedda. Ouelda Gaber se fit sommairement justice : il descendit sur les terres du naïb, tua tous les hommes adultes qu’il rencontra, enleva deux mille têtes de bétail et rentra triomphant dans ses montagnes. Cette razzia a été racontée avec une grande verve par un écrivain énergique[1], qui en avait été le témoin oculaire : c’est feu Alexandre Vayssière, mort au Fleuve Blanc il y a six ans.


Samharien puisant de l’eau. (voy. p. 393). — Dessin de Émile Bayard d’après M. G. Lejean.

Un crime de ce genre avait épouvanté le pays peu avant mon arrivée à Keren en 1864. À dix minutes du village, entre deux énormes montagnes, s’ouvre un grand ravin boisé, nommé Incometri, véritable coupe-gorge, souvent peuplé d’ombres suspectes. Quelques bandits beni-amer y surprirent un homme de Keren, desarmé, accompagné de deux tout jeunes enfants, sa fille et sa nièce. Il pouvait fuir, mais l’une des petites filles n’eût pu le suivre ; il s’arrêta pour l’emporter dans ses bras, fut rejoint par les malfaiteurs et lâchement assassiné. Les orphelines furent emmenées, et vendues dans le Barka ; elles furent rachetées presque aussitôt par des parents qui avaient retrouvé leurs traces.

Un coup plus hardi et qui mérite de passer à la postérité est celui-ci. Un goum de coquins de Monkoullo, à six kilomètres de Massaoua, a enlevé il n’y a pas cinq ans un jeune homme du village, à deux pas de sa porte, à la barbe d’un poste d’Arnautes, et l’a bel et bien vendu à quelques kilomètres de là : ce jeune homme a eu toutes les peines du monde à établir qu’il était musulman, indigène, et à obtenir d’être rendu à sa famille. Les voleurs n’ont pas été inquiétés, ou l’ont été si peu que ce n’est pas la peine d’en parler.

La population du Samhar appartient à la même race que les Abyssins, du moins d’après le témoignage du

  1. Une razzia des chrétiens Costanis, Revue des Deux-Mondes (1850).