Aller au contenu

Page:Le Tour du monde - 15.djvu/423

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rée par une fantaisie spéculative : Un projet émané d’un des hommes les plus experts de la marine anglaise, repris par le géographe le plus autorisé de l’Allemagne, chaudement appuyé par les marins les plus éminents et par les savants les plus considérables de l’Europe, un tel projet touche à quelque chose de plus qu’à la simple curiosité.

La possibilité du voyage, nul ne la met aujourd’hui sérieusement en doute : c’est une question de route et de saison. Bien choisir le moment du départ et la direction à prendre, tout est là maintenant. Pour le moment de l’année le mieux approprié, la longue pratique que l’on a de la région arctique, et l’insuccès même de quelques tentatives, donnent actuellement aux marins de suffisantes indications ; et quant à la route à suivre, il n’y en a pas seulement une, il y en a plusieurs qui présentent des chances favorables. En Angleterre, on tient pour la route de la baie de Baffin, entre le Groenland et les archipels glacés du nord de l’Amérique : c’est en effet une région dont quarante années de tentatives et de navigations incessantes, depuis Ross et Parry jusqu’à Franklin et Mac-Clure, ont fait, on peut dire, un domaine tout anglais. En Allemagne, on préfère la voie plus directe de la mer du Nord, entre le Groenland et le Spitzberg. Il ne faut pas regretter cette divergence de vues ; deux expéditions simultanées par les deux routes donneraient une double chance de réussite.

La France est-elle désintéressée dans ces questions d’honneur scientifique, et doit-elle rester spectatrice inactive des entreprises qui s’organisent autour d’elle ? Jusqu’à présent on a pu le regretter ; mais une voix s’élève qui l’appelle à y prendre, elle aussi, un rôle digne d’elle et de son passé. Un troisième projet est mis en avant entre les deux autres, et c’est un marin français, M. Gustave Lambert, un homme d’action en même temps qu’un homme de science, qui en prend l’initiative. Le plan de M. Lambert se présente avec un caractère et des chances qui lui sont propres. M. Lambert connaît, pour les avoir pratiquées, les parties boréales du grand Océan et la région du détroit de Béring ; c’est là qu’il voudrait porter sa tentative. Cette tentative que la science appelle, M. Lambert voudrait y intéresser la grande industrie : il réclame le concours éclairé du pays pour une entreprise qui doit honorer le pays.

Nous n’avons pas, on le conçoit, à entrer dans les moyens d’exécution ; tous seront bons pourvu qu’ils mènent au but, et que rien, dans aucun cas, ne puisse entraver ni détourner le caractère essentiellement scientifique de l’entreprise. Tout ce que nous pouvons dire à cet égard, c’est que les autorités les plus hautes et les plus autorisées appuient vivement le projet auquel notre compatriote se consacre corps et âme ; et qu’il y a, quant à présent, tout lieu d’espérer que ce projet se réalisera.


X

Un livre attendu depuis longtemps et qui paraît en ce moment même, la relation de la tentative polaire de M. Hayes de 1860 à 1861, apporte de nouveaux arguments à l’appui des entreprises projetées[1]. Le docteur Hayes est un Américain qui a fait partie comme médecin, en 1853, de l’expédition de Kane sur le Grinnell, navire envoyé par les Américains à la recherche de sir John Franklin. Après la mort de Kane, M. Hayes équipa un petit schooner, au moyen d’une souscription, dans le but de poursuivre les découvertes du Grinnell et d’arriver au pôle s’il était possible, soit avec son bâtiment si la mer était ouverte, soit en traîneau si l’on trouvait des plaines de glace. L’intrépide docteur atteignit la latitude de 82° 1/2 environ, qui dépasse de près d’un degré le plus haut point touché avant lui (81° 35’ par Parry en 1827) ; mais il ne put aller au delà. Il n’en rapporte pas moins de son voyage la conviction que la barrière franchie (et il compte bien la franchir dans une nouvelle tentative), on trouvera certainement une « mer ouverte », c’est-à-dire libre de glaces, et cette conviction il l’a exprimée dans le titre même de sa relation, the Open Polar Sea.

Un livre où il n’est guère question que de glaces et de glaciers, au milieu d’une nature morte qu’une obscurité profonde et un silence absolu enveloppent pendant trois mois et demi, un tel livre ne peut avoir le même genre d’intérêt qu’une relation ordinaire ; mais l’ouvrage aura une place importante dans l’histoire des voyages polaires. Parmi les pages que nous pouvons signaler, nous noterons celles que l’auteur consacre à la question capitale de l’accès du pôle.

Et d’abord, M. Hayes en retrace sommairement l’historique. La ceinture de glaces qui couvre les abords du pôle Nord n’a pas été rompue, mais on y a pénétré sur plusieurs points, et on en a suivi la lisière en partie sur les eaux libres qui proviennent des rivières que l’Asie et l’Amérique y versent, en partie en se frayant une route à travers la glace, toujours plus ou moins flottante en été. C’est de cette manière que divers navigateurs ont cherché le passage du Nord-Ouest. C’est après avoir suivi la ligne des côtes, depuis le détroit de Béring jusqu’à la terre de Banks, puis s’être ouvert un passage la travers la glace brisée, que sir Robert Mac-Clure a enfin réussi à effectuer ce passage cherché depuis si longtemps… C’est de cette manière aussi que les Russes ont exploré les côtes de la Sibérie, où ils n’ont trouvé

  1. La relation du docteur Hayes, publiée à Londres quoique l’auteur soit Américain, a pour titre : The open Polar Sea, à Narrative of a voyage of discovery towards the North Pole, 1 vol. in-8o avec fig. L’auteur, lié par des engagements avec la Société Smithsonienne de New-York, n’a pu donner dans son livre qu’une esquisse réduite au 10e de sa carte de route. Le docteur Aug. Petermann a fait dans le cahier d’avril dernier des Mitlheilungen un excellent tracé, à la même échelle, de la prolongation septentrionale de la baie de Baffin, jusqu’au point ou le docteur Hayes s’est avancé (sous le 82° degré 30’ de latitude). En regard de cette carte, le docteur Petermann a placé le tracé comparatif de la carte des mêmes parages telle que l’ont successivement donnée Baffin (1616), Ross (1818), lnglefield (1852) et Kane (1855) : c’est une image parlante du progrès de la navigation boréale à l’ouest du Groenland. Un travail des plus instructifs, sous le titre de « La terre la plus septentrionale du globe », das nœrdlichste Land der Erde, forme le commentaire de cette suite de cartes.