Aller au contenu

Page:Le Tour du monde - 16.djvu/53

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fleurs et de guirlandes de jasmin ; de nombreuses lampes, pleines d’huile de coco, brûlaient dans ce réduit et devaient en faire un séjour fort peu agréable, tant à cause de la chaleur que de la fumée de toutes ces mèches aussi primitives que celles des anciens. Lorsque la nuit vint, les brahmes arrivèrent nus jusqu’à la ceinture, ayant leurs raies de cendre de bouse de vache récemment faites sur le front, sur la poitrine et sur les bras. Quelques-uns me parurent frottés de safran ; ils se mirent en rangs des deux côtés de la galerie, pendant que d’autres se prosternaient devant l’idole, et ils se couvrirent la tête avec leur écharpe en cotonnade, presque aussi légère que la mousseline ; une cloche voisine se fit entendre et bientôt ils se mirent à chanter d’un ton un peu nasillard, mais avec beaucoup d’ensemble. Ceux de droite répondaient alternativement à ceux de gauche, et il me parut que leur chant avait beaucoup d’analogie avec celui des psaumes. Plusieurs fois ils se prosternèrent tous. La nuit était venue et les lampes seules éclairaient cet intérieur à l’aspect sauvage. Aussi je fus impressionné de voir célébrer avec autant d’ordre et d’attention cette cérémonie se rapprochant tellement de celles de notre pays. Je courus en vain pour appeler quelqu’un qui pût noter cet air, et en revenant pour tâcher de le retenir en l’imitant, je trouvai une porte fermée et ne pus approcher du sanctuaire, où les chants continuaient. L’illusion était cependant un peu détruite par l’odeur infecte de l’huile de coco fumante et du beurre rance, mélangée à celles des fleurs dont les brahmes couvrent avec profusion leurs divinités. Ils ont soin aussi de passer des guirlandes de jasmin au cou des visiteurs européens et de leur donner une fleur de lotus. Ils font un grand usage du beurre fondu, pour frotter certaines parties des idoles, ou les colonnes, et enfin pour entretenir les lampes, parce que le beurre est une des substances les plus agréables à la divinité. J’ai été frappé de ne pas voir une seule fenêtre à tous les sanctuaires dont j’ai pu approcher. Comme celui du Saint-Sépulcre et de la grotte de la Nativité à Jérusalem, ils ne reçoivent de jour et d’air que par la porte, et celle-ci étant fréquemment fermée, il faut l’insensibilité des statues pour supporter l’atmosphère de ces cryptes.

Ce fut aussi dans l’une des pagodes obscures que je rencontrai des albinos aux yeux rouges et à la peau d’un blanc blafard, parsemée de fortes taches de rousseur. Ils sont très-respectés dans l’Inde. L’un de ceux que je vis portait le cordon de brahme. Ils craignent la clarté du jour et se tiennent dans les lieux obscurs.

L’une des trois principales chapelles intérieures renferme une idole de pierre consacrée au dieu des petits animaux domestiques. Si un de ces animaux, oiseau ou quadrupède, touche quelqu’un, c’est un mauvais augure qui exige un don à l’idole pour être détourné. La seconde chapelle est celle de Vichnou (dont j’ai parlé). Dans la troisième il n’existe aucune figure, cinq piliers en bois de Sandal en décorent l’entrée ; suivant les uns, ils désignent les cinq éléments dont l’air est le cinquième, le vent le quatrième : suivant d’autres, c’est l’emblème des cinq classes de prêtres. Dix-huit autres piliers du même bois placés devant la grille, représentent les dix-huit Pourânas ou poëmes cosmogoniques des Indous. Un trône plaqué d’or est au fond du sanctuaire : il est couvert d’un rideau de soie violet foncé ; la divinité y réside, quoique invisible. Ce rideau se nomme le Mystère impénétrable, ou le Saint des saints, et couvre ce qu’on appelle la splendeur de la grâce, c’est-à-dire l’Être suprême, infini, invisible, cause première, Bramh, à qui rien n’échappe, qui ne peut être représenté d’aucune manière et que Brahma lui-mème adore. Quatre piliers représentant les quatre Védas ou livres de la loi soutiennent ce rideau, aux côtés duquel sont six autres piliers représentant les six Sastras qui contiennent toute la science divine et humaine. Derrière le rideau est une estrade élevée de cinq marches, rappelant les cinq voyelles Pantchatcharas, ou les cinq syllabes sacrées. À l’entrée de la chapelle sont deux statues de portiers et un serpent en porphyre brun ; le serpent symbolise le principe et la fin de toutes choses. Cette chapelle, couverte en cuivre, est surmontée de neuf boules dorées, indiquant les neuf ouvertures du corps humain ; d’autres croient y reconnaître le symbole des neuf grandes déesses, ou des neuf avatars ou incarnations de la divinité ; le nombre des chevrons de la toiture (soixante-quatre) est égal à celui des arts et métiers et les vingt et un mille six cents tuiles au nombre de fois que l’homme doit respirer dans un temps marqué. La grille de la chapelle est formée de quatre-vingt-seize barreaux, par allusion aux quatre-vingt-seize manières philosophiques de dépeindre l’homme ; tout est symbolique dans les pagodes.

Les édifices les plus remarquables de l’intérieur de Chillambaran s’élèvent sur les grands côtés de l’étang sacré : au nord-est la belle galerie portant sur notre plan le no 44, et au sud le grand temple hypostyle que j’ai nommé des mille colonnes. Autant le premier de ces monuments se recommande par la hardiesse de son architecture et le fini de son ornementation, dont les spécimens de sculpture insérés page 42 peuvent donner une idée, autant le second étonne par ses dimensions colossales. C’est un rectangle long de cent trois mètres sur soixante-quatre de large et douze mètres cinquante centimètres de hauteur, recouvert d’une terrasse soutenue par une véritable forêt de colonnes, formant entre elles de longues galeries obliques ou droites. Une promenade à pas comptés dans ce quinconce de monolithes, m’a permis de dénombrer mille soixante-deux colonnes, sans compter les piliers de l’extérieur, qui ne sont pas moins de trente-six ou quarante. Les colonnes sont loin d’être toutes travaillées avec le même soin. Elles m’ont paru faites d’un seul morceau d’une pierre dure, à grain fin, de couleur d’ocre. Partout le comble est formé de grandes pierres mises à plat sur celles qui, portées par les colonnes, figurent des poutres. L’imagination est étonnée en songeant à la masse de pierres extraites de carrières lointaines, puis transportées et travaillées pour former un tel ensemble, et il a fallu la puissance des su-