poser à ma famille et à moi-même les tourments d’une longue absence, les inquiétudes d’un silence forcé, et à ma jeune femme les horribles angoisses d’une première séparation qui pouvait être éternelle.
En réponse à mon projet, je reçus, après quelque temps, l’avis officieux que M. le colonel Faidherbe, que l’on rappelait au gouvernement du Sénégal, avec le grade de général, désirait faire explorer par terre la ligne qui joint nos établissements du haut du fleuve au haut Niger, et qu’il avait daigné parler de moi comme lui paraissant très-capable de remplir cette mission.
J’acceptai de suite, et, le 25 juin, je quittais Bordeaux sur les paquebots.
M. Quintin, chirurgien de deuxième classe de la marine,
qui avait déjà fait un séjour de trois ans au Sénégal,
y retournait en même temps que moi et demanda
à m’accompagner. Tout d’abord son air délicat, sa petite
taille et sa faiblesse apparente me portèrent à l’en
dissuader ; mais sur son instance j’appuyai sa demande
Vue générale de Gorée. — Dessin de Tournois d’après l’album de M. Mage.
auprès du gouverneur, qui voulut bien donner une
réponse favorable. J’étais loin de me douter alors que
dans un corps frêle en apparence je trouverais l’énergie
d’une grande nature, le courage de tous les dangers
et une rectitude de vue qui nous ont été souvent utiles
dans les péripéties de notre pénible voyage.
Le 10 juillet nous étions à Gorée, le 12 à Saint-Louis,
et je fus de suite détaché à terre pour faire les études
nécessaires à l’entreprise. J’avais déjà servi cinq ans
au Sénégal et deux ans dans la station navale du littoral.
Il était peu de points de la côte que je ne connusse.
Un séjour de neuf mois au milieu des noirs du
Haut-Fleuve à Makhana[1], et une exploration difficile
à l’oasis de Tagant, chez les Maures Douaïchs, m’avaient
préparé. Je connaissais le caractère des noirs et
des Maures, la manière de se conduire avec eux ; mais
Vue intérieure du port de Gorée. — Dessin de Tournois d’après l’album de M. Mage.
bien que possédant suffisamment l’histoire des voyages
en Afrique, il me fallait relire Raffenel, Caillé, Mongo
Park et même Barth, bien que ce dernier ne parle pas
des mêmes régions.
J’avais surtout besoin d’examiner les cartes existantes, de les faire concorder avec les itinéraires des voyageurs, de concilier leurs principales différences, en un mot d’étudier à fond la question géographique. Je me mis à ce travail avec ardeur, car tout en sentant vivement que ma mission serait mêlée de longs regrets, je m’étais trop avancé pour reculer, quelles que fussent les épreuves qui m’attendissent.
- ↑ Makhana, grand village de Sarracolets Bakiri, à mi-distance entre Bakel et Médine, avait été détruit par El Hadj Omar ; ses habitants en grande partie avaient été massacrés ; les autres avaient trouvé un asile dans le fort de Bakel, où ils nous avaient secondés dans notre lutte contre le marabout conquérant. En 1859, après l’expédition du Guémou, le gouverneur, pour les encourager à reconstruire leur village, avait envoyé la canonnière la Couleuvrine, que je commandais, stationner à Makhana, et neuf mois après, là où ne s’élevaient que des herbes, un grand village était reconstruit.