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Page:Le Tour du monde - 17.djvu/3

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Plus j’avançais dans mes recherches, plus je m’effrayais de l’ignorance dans laquelle on était sur les points mêmes qui touchent à notre colonie. Au-dessus de Médine, on n’avait de renseignements que par le voyage de M. Pascal, qui s’était avancé fort peu au delà de Gouïna.

Aussi quand je quittai Saint-Louis après avoir reçu la dernière lettre de ma famille que je dusse lire de longtemps, les adieux de bien des camarades semblaient indiquer que beaucoup d’entre eux ne comptaient jamais me revoir. Quelques jours avant mon départ, un homme que j’avais engagé pour mon voyage, Bambara d’origine, étant tombé gravement malade ; j’avais prié le docteur Quintin d’aller le visiter. Il l’avait trouvé mort, et, comme il sortait, il raconta le fait a un de mes collègues, qui s’écria : « Comment ! déjà un de mort ! » C’était assez dire que dans son opinion, le même sort nous attendait tous, et, grâce à cette opinion assez générale, du reste, j’éprouvai la plus grande difficulté à réunir le personnel de mon expédition. Bien que je comptasse parmi les équipages de la flottille des hommes qui m’étaient personnellement dévoués, il arrivait souvent qu’après m’avoir demandé à m’accompagner, vaincus par les instances de leurs familles, ces braves gens venaient retirer leurs demandes.

Plusieurs Européens, sous-officiers de l’infanterie de marine, des tirailleurs sénégalais, des spahis, m’offrirent leurs services ; mais, en présence du peu de ressources dont je disposais, je ne pouvais songer à emmener des blancs qui se fussent lancés à ma suite, ignorants de toutes les souffrances et de toutes les privations qui nous attendaient, qui n’eussent pas tardé sans doute à se décourager et me fussent devenus à charge, au lieu d’être des auxiliaires.

La plupart se figuraient qu’ayant souffert quelques privations dans les expéditions ordinaires au Sénégal, ils pouvaient tout endurer ; je n’avais pas le temps de les initier à la vie qui les attendait : c’eût été une véritable tromperie que de les emmener sans les mettre au courant ; je préférai m’en passer.

Le gouverneur m’avait donné carte blanche pour la composition de mon escorte, m’autorisant à la choisir dans les meilleurs hommes de tous les corps. Voici à
Vue générale de Sor ou Bouëtville, prise de Saint-Louis. — Dessin de Tournois d’après l’album de M. Mage.
quelle idée je m’arrêtai, après en avoir conféré avec lui. Je prendrais une escorte entièrement composée de nègres, tous employés depuis longtemps et la plupart gradés dans la marine locale ou aux tirailleurs[1], de manière à trouver en eux à la fois des hommes d’action si j’avais à me défendre, des tirailleurs adroits et forts pour les besoins du voyage qui devaient être multiples, et enfin des interprètes de toutes les langues que j’allais entendre parler.

Bakary Guëye, l’un de mes anciens compagnons de voyage au Tagant, fut le premier homme que je choisis. Sans savoir seulement où j’allais, voyant que je revenais au Sénégal pour faire un voyage, il avait quitté un bâtiment où il faisait le service de contre-maître mécanicien, pour venir avec moi en qualité de simple laptot[2] à 30 francs par mois. C’était un homme dévoué dans toute la force du terme. Wolof[3] de Guet’N’dar, il avait sur ses concitoyens l’avantage d’avoir dix années de service, d’avoir fait un voyage de quelques mois en France, de n’être qu’à demi musulman et de parler assez correctement le français ; de plus, il parlait très-purement le yoloff et comprenait le toucouleur ; d’une bravoure à toute épreuve, et même un peu mauvaise tête en face des autres noirs, il était cependant très-prudent quand je devais être en cause, et d’une douceur peu commune dans ses relations avec moi.

Pendant quelque temps, je le chargeai de prendre

  1. Les tirailleurs sénégalais, corps analogue aux turcos, composé de nègres de la côte d’Afrique et du bassin du Sénégal et du Niger.
  2. On désigne sous le nom de laptots, les noirs engagés comme matelots au service de la station locale du Sénégal. Leur engagement n’est que d’une année.

    Ils peuvent atteindre le grade de quartier-maître indigène, généralement appelé gourmet, et quand ils acquièrent une assez grande habitude et connaissance du pilotage dans le fleuve, ils peuvent obtenir le grade de deuxième maître pilote de deuxième et première classe, appelés plus communément capitaines de rivières de deuxième et de première classe.

  3. Yolof ou Woloff, nom de race et de langue et d’un empire nègre autrefois très-puissant, aujourd’hui démembré ; il se composait du Yoloff, du Oualo et du Cayor. — Le Yoloff est la langue des nègres de Saint-Louis. — Guet’N’dar est un village de pêcheurs et de pilotes sur la langue de sable qui s’étend pendant plusieurs lieues vis-à-vis Saint-Louis, entre le fleuve et l’océan.