Aller au contenu

Page:Le Tour du monde - 17.djvu/363

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’une insouciante oisiveté si peu coutumière aujourd’hui et l’absence visible de toute tentation d’achalander : tout cela ressemble comme un peuple d’ombres plaisantes, sympathiques, et l’on ne sait bientôt plus où l’on en est de sa chronologie.

Comme je marchais dans un demi-réveil où l’esprit détendu laissait les yeux se distraire tout seuls, écoutant inattentif mon guide qui continuait à jouer une symphonie d’histoire, il advint que la pensée bercée ainsi crut s’être absolument endormie, en percevant tout à coup d’une manière distincte une vision comme en donnent les songes.

Je ne sais ni d’où nous venions ni comment j’avais pu arriver distrait jusque-là, lorsque l’abbé me fit lever les yeux et regarder autour de moi.

Nous longions transversalement sur une sorte de chaussée la tête d’une longue place irrégulière, inégalement nivelée, coupée de deux fondrières profondes d’où surgissaient, à gauche comme à droite, des colonnes avec leurs entablements portés dans les airs, des spectres de temples dressés sur leurs tombeaux au milieu d’un pêle-mêle d’ossatures de marbre, des plans de basiliques dessinés par leurs dallages, tandis que, comme à Pompei, des voies antiques avec leurs
Colonne Antonino. — Dessin de E. Thérond d’après une photographie.
trottoirs déroulaient le quadrillage de leur pavé pélagique pour s’aller perdre sous les ruines. Des arcs de triomphe sur lesquels l’ombre tombait en écharpe ; au faîte d’un mont voisin, des cyprès hérissés sur des pans de mur et de voûtes béantes ; au loin enfin pour clore ce vallon, à côté d’un arc triomphal blanc sur un fond de montagne violet, la masse énorme du Colisée à laquelle semblait ne servir que d’accompagnement accessoire une façade d’église flanquée d’un couvent et surmontée d’une sombre tour byzantine… Le Colisée avait des ombres bleues comme le revers d’une roche alpestre ; le pourtour opposé à l’occident resplendissait de l’or bronzé du soleil et des siècles.

Pendant ce temps-là, sans souffrir qu’on s’arrêtât, l’abbé, pesant sur mon épaule et démontrant du doigt, nommait Cicéron et la tribune, et Pompée et César, et Virginius et Néron, pêle-mêle avec les dieux témoins des grandeurs de Rome. J’avais reconnu le Forum, et dans ma poitrine secouée retentissait la salve des grands noms et des grandes choses, tirée soudainement par tous les canons de l’histoire.

Je consigne là une des trois plus grandes commotions qu’un spectacle m’ait données. Les deux autres sont : le premier aspect des glaciers alpestres sur la Dôle jurassique à quatre mille pieds au-dessus du lac Léman, et mon arrivée, un soir, par les arcades du fond, sur la place Saint-Marc de Venise.

Il fallait prendre racine au Forum romain, ou s’enfuir tout d’un trait, comme on ferme les yeux quand on est ébloui. « Venez, venez, répétait l’abbé ; nous regarderons tout cela un autre jour : le temps presse, il est tard ! »

Ce que j’ai pu voir ensuite, en contournant le revers occidental du Palatin tout ruché de substructions, et jusqu’au Ponte Rotto, je ne pourrais le dire : je n’aurais gardé que le souvenir effacé d’un songe si j’étais parti de Rome ce soir-là. Les effets se succédaient pressés, mais les impressions n’avaient pas le temps de se produire. En traversant le Tibre, enivré de ces aspects qui sous l’Aventin deviennent un paysage de style entre la Cloaca de Tarquin et le camp de Porsenna, je me bornais à entrevoir les trésors où je puiserais bientôt.


Il paraît que nous étions arrivés dans le Trastevere, sans que je comprisse pourquoi ni où j’étais si vivement entraîné. Je remarquai trois rues à cause de la monotonie de leurs noms : la Lungara, la Lungarina, la Lungaretta. Au milieu de ce vol rapide un souvenir me frappa ; il m’est resté ineffaçable et j’ai sans hésiter reconnu la place, tant l’esprit a besoin de se poser parfois sur un jalon quelconque.

Tout proche de l’entrée du Borgo par l’ancienne porte Settimiane, à l’angle de la via San-Dorotea, dans le vieux mur en moellons d’une masure sale se dessine le cintre bouché d’une arcade boutiquière. Elle est flanquée d’une colonne en granit que surmonte un gros pilastre ionique, le tout encastré dans la muraille.

« Une ancienne boulangerie, dit l’abbé, devant la-