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Page:Le Tour du monde - 17.djvu/366

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vent encourue devant les monuments de Rome tardivement imités par nos architectes. Le ciel très-bleu ne projetait par les croisées qu’une lumière moins vive, lorsque, impatient de planer sur les vastes horizons, je demandai à sortir de l’église de Saint-Pierre in Montorio.

Pour raconter ce que l’on découvre de cette terrasse, il faudrait introduire dans une description l’abrégé de l’histoire romaine. Rome n’est qu’un premier plan du tableau, car la vue s’étend vers le nord sur les campagnes jusqu’aux chaînes apennines d’où descendaient jadis les incursions des Sabins, des Èques et des Herniques. Vers le sud-est, au pied des monts albains, elle embrasse ces plaines du vieux Latium qui par le pays des Rutules débouchent sur les marécages des Volsques. Le soleil, près de tomber derrière nous dans la mer Tyrrhénienne, enflammait de la pourpre crépusculaire les dômes, les clochers, les tours, les hautes façades des palais ou des ruines, ainsi que les ballons volcaniques disséminés au pied des chaînes et sur les plateaux ; quelques pointes argentées d’une neige précoce couronnaient d’une pyramide rosée les Apennins violets, où des égratignures plus claires indiquent çà et là des bourgades perchées. Entre ces deux points extrêmes, les montagnes bleuâtres et la cité vermeille dans la ceinture bronzée de ses murailles byzantines, s’étendait, mélange ardent de verdure dorée et de plans roussâtres, la campagne traversée d’aqueducs, semée de villas antiques et percée de longues voies célèbres, décrites et jalonnées par des tombeaux. Le Tibre blond, flavus ainsi que l’appelait Horace, serpente à vos pieds comme une route de sable ; en montant vers les horizons il se liquéfie, d’un côté dans l’azur céleste, de l’autre dans les feux du couchant.

Tandis que l’abbé continuait à me désigner chaque monument, chaque site, du mont Soracte à Tibur et de la tombe d’Adrien au môle de Cecilia-Metella, je croyais revoir ce qu’on me faisait connaître. Vers la droite surtout, au delà de Saint-Paul et de la route d’Ardée, jusqu’au point culminant du mont de Jupiter où l’on cherche involontairement un temple renversé ; d’Albe la Longue et des lointains de la voie Appienne jusqu’à la vieille Porte Latine, ruines et souvenirs s’offrent si nombreux, sur un théâtre tellement beau, que l’on contemple, comme dans un rêve où l’on planerait avec des ailes, toute la légende des siècles aboutissant à son sanctuaire, le Forum Romanum dont les débris, alignés à gauche du Colisée, resplendissaient en ce moment d’une ardente lumière. Formant des panoplies de ruines et de clochetons, et de jardins étagés, les collines fameuses, le Cœlius, le Palatin, le Capitole, marquaient l’enceinte du vallon de Romulus et des marais du Vélabre. Que de grands noms, que de grandes choses sur ce petit espace ; que de royaumes en miniature détruits par des guerres de géants !

En contemplant dans la majestueuse sérénité de sa tâche accomplie cette ville berceau de nos civilisations et ancienne capitale de notre vieux monde comme on finit, sous le prestige de tant d’évocations qui ramènent l’esprit à ses premiers pas dans l’étude, l’imagination aux premières clartés de son aurore, comme on finit par être heureux de se réveiller dans cette patrie primitive, après l’avoir entrevue en des rêves si lointains !

L’épopée chrétienne qui se marie aux traditions de l’histoire antique et de l’éternelle poésie, rend plus immédiate cette filiation spirituelle, plus vénérable et plus touchante cette impression de la maternité romaine. Plus je continuais à commenter devant la nature même les récits de mon guide virgilien, plus l’émotion se faisait profonde. Le jour baissait cependant ; mais je me serais oublié là toute la vie, comme dans ces sphères édéniques ou l’évanouissement des heures sera pour les élus l’éternelle joie.

« Savez-vous, dis-je à l’abbé avec une détresse sincère, que me voilà perdu ? Jamais je n’aurai le courage de quitter Rome et de renoncer à voir tout cela !

— Allons, répondit-il avec la modestie qui sied aux vainqueurs, allons : voilà trois mois de gagnés en quelques heures. Il faudra vagabonder à votre fantaisie, tout parcourir pêle-mêle, vous acclimater sans fatigue, et après cinq à six semaines de cette vie-là, grâce à une si heureuse préparation, nous serons en état de commencer sérieusement à visiter Rome… »


II


Noviciat ; installation. — Description du Forum Romanum.

Elle dura bien une quarantaine de jours, cette période de vagabondage prévue par l’expérience de l’abbé ! Du matin au soir on allait d’un quartier à un autre, d’une église à des thermes, des basiliques aux musées, s’efforçant de relier par quelque idée de doctrine ou de chronologie tant de sujets d’observation et d’étude. Mais trop d’objets absolument nouveaux se présentaient en énigmes ; les noms propres de l’histoire, de la mythologie, de l’art étaient mêlés comme dans une urne et, après des journées de curiosité haletante, il ne restait le soir que des visions confuses et piranésiques, rendues fébriles par la débilité de la convalescence, et démêlées avec effort dans la veille agitée des nuits.

Pour contraster avec cette existence éparse, j’avais heureusement le refuge de la vie intérieure normale et accoutumée, l’intimité communicative de la famille et jusqu’à la sécurité du service. À ce sujet, autant dans un intérêt d’hygiène que dans un but d’économie, j’engagerai quiconque se propose de faire en Italie un séjour prolongé, à emmener son maître queux ou sa cuisinière et à s’établir, ni plus ni moins qu’un bourgeois de Rome, dans un logement qui sera toujours spacieux, mais jamais élégant. Le nôtre était dans la via di Capo le Case, sur le versant du Pincio, près de la promenade et de la villa Medici, où nous comptions quelques jeunes amitiés parmi les pensionnaires de l’A-