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Page:Le Tour du monde - 18.djvu/102

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nuit dernière. Aussitôt il nous fit ouvrir nos cabines et apporter des lampes et du saki.

Pendant que nous nous installions dans nos dortoirs, la chaloupe des yakounines aborda, et une vive altercation s’engagea sur le pont, entre le chef de l’escorte et le brave commandant. Mais celui-ci tint bon, et déclara carrément qu’il ne nous livrerait que sur la production d’un ordre supérieur. C’est ainsi que nous demeurâmes en paisible possession de notre yacht, première et unique prise maritime que la Suisse ait jamais faite !

Nous y passâmes encore six nuit. Le Gorodjo, renonçant à toute vexation ultérieure, agréa les arrangements que je lui proposai et pourvut avec dignité aux formalités de notre départ. Déchargé des embarras de la protection du Tjoôdji et ne nous envisageant plus que comme des hôtes en visite, il nous laissa la libre disposition de nos journées, sous la seule réserve de ne pas rester en ville après le coucher du soleil. Quelques-uns de ses agents inférieurs crurent pourtant devoir tenter, par-ci par-là, de nous molester. Un jour que quatre membres de la mission débarquaient à l’Hatoban, des officiers du poste s’avisèrent de les retenir dans l’enceinte des bâtiments de la douane. Quand de pareils conflits surgissent, il faut s’abstenir de discuter avec les subalternes, et en référer immédiatement à l’autorité supérieure.


Pêche à l’épervier. — Fac-simile d’une esquisse japonaise.

Comme la réponse du gouverneur en chef de la douane se faisait attendre, nos amis organisèrent entre eux, avec le plus grand sang-froid, un tir au pistolet dans la cour même dont on leur fermait la porte, et bientôt l’on se hâta de leur en livrer l’accès.

Du reste, aucun incident désagréable, aucune rencontre fâcheuse ne vinrent troubler nos dernières excursions : partout, dans les rues les plus fréquentées, dans les parvis des temples le plus en vogue, aussi bien que dans les retraites des jardins publics, nous trouvâmes le même accueil, à la fois plein de bienveillance et de discrète curiosité.

Nos yakounines, de leur côté, déployaient une amabilité si peu commune et se relâchaient si visiblement de la rigidité de leur première consigne, que nous ne pûmes nous empêcher de leur faire part de nos doutes sur la réalité des dangers dont leur gouvernement nous avait entretenus. Ils déclarèrent cependant que la situation n’avait rien perdu de sa gravité, mais que l’on paraissait plus tranquille à Yédo depuis le départ des princes, et, qu’en tout cas, les rues de la capitale étaient parfaitement sûres jusqu’au coucher du soleil.

Notre résidence maritime nous fournit naturellement l’occasion de faire ample connaissance avec les pêcheurs de la baie. Ils constituent, si l’on en excepte les yétas, la classe la plus infime de la population de Yédo. Elle est disséminée sur l’immense périmètre des faubourgs méridionaux de la Cité et du Hondjo. Les barques innombrables qui font la pêche au large, au delà des forts détachés, viennent, au retour, s’amarrer le long des îles et des quais situés à l’embouchure de l’Ogawa.

Aux heures de la marée basse, le retrait de l’eau laisse à découvert des quartiers de roc et des têtes de pilotis tout autour des cinq forts. Les bateaux qui profitent du reflux pour sortir de la baie déposent sur ces points mis à sec une partie de leur équipage, des jeunes gens surtout, armés des engins nécessaires pour pêcher à la ligne. Là, debout sur les blocs de pierre ou accroupis sur les pieux, un soleil ardent sur leur tête et l’éclatante réverbération de la mer à leurs pieds, ils restent immobiles comme les hérons et les aigrettes qui viennent charmer leur solitude. Quand on a la patience de ne pas les perdre de vue, on s’aperçoit, de temps en temps, qu’ils retirent avec prudence des poissons pris à l’hameçon : ils les glissent ensuite dans un long sac en filet, qui pend à leur ceinture et traîne dans l’eau, où ils conservent de la sorte leur capture vivante et fraîche pour le marché. Cependant la marée montante ramène les barques vers les forts ; elles recueillent, en passant, les pauvres exilés et emmagasinent leur proie dans les viviers de la cale.

D’autres embarcations, plus légères, se bornent à circuler dans l’enceinte de la baie pendant toute la durée du reflux. Ceux qui les montent sont armés d’une