puis, tout à coup, du geste d’un semeur qui jette le grain dans le sillon, il lance si adroitement ce filet, qu’il lui fait décrire un demi-cercle sur l’endroit où l’on vient d’attirer les poissons ; aussitôt il le ramène avec non moins d’adresse, et l’on ne tarde pas à voir briller dans les mailles les gloutons argentés qui se sont laissé prendre.
Un jour, nous accostâmes deux de ces bateaux. Le
patron du premier fit deux coups de filet si fructueux,
que nos yakounines lui en achetèrent immédiatement
le produit pour leur table. Je crois que leur règlement
de compte, en petite monnaie de fer, n’atteignit pas la
valeur d’un tempo (quinze centimes). Lorsque, à mon
tour, je m’abouchai avec le patron du second bateau,
les mêmes yakounines négocièrent, en mon nom, l’achat
de deux fort belles pièces, pour le prix de deux
quarts d’itzibou, valant ensemble un franc vingt-cinq
centimes ; mais ils reçurent pour leur peine toute une
poignée de petits poissons et des crabes à discrétion.
Je savais que ces officiers, étant très-mal payés, prélèvent
tout ce qu’ils peuvent sur les barques, sur les
marchés et dans les boutiques. Il ne se fait pas une
vente pour un étranger, que le marchand n’arrange
son prix de manière qu’il y ait quelque chose pour le
yakounine. Il en est de même dans les payements
faits aux coulies pour transport de personnes ou de
Pêche au feu dans la baie de Yédo. — Dessin de
A. de Neuville, d’après une gravure japonaise.
bagages : on peut être sur que ce qu’ils reçoivent
n’entre pas intégralement dans leur bourse. L’aumône
que l’on donne aux mendiants n’échappe pas davantage
à cette dîme arbitraire.
La baie de Yédo est aussi animée la nuit que le jour par les bateaux de pêcheurs, et alors on y jouit d’un charmant spectacle, car ils font la pêche au feu. Chaque embarcation porte à l’avant une espèce de gril où l’on brûle des joncs et de la résine. Ces bateaux forment quelquefois un demi-cercle immense qui produit au loin l’illusion d’un quai étincelant de milliers de lumières.
Ces tribus de pêcheurs des plages de Yédo, cette population si déshéritée des biens qui attachent l’homme au sol, a une affection d’autant plus vive pour l’élément qui lui procure sa subsistance. Le marin ne connaît pas de plus belles fêtes que celles dont la mer est le théâtre. Quand les riverains du faubourg de Sinagawa célèbrent l’anniversaire de leur divinité favorite, Tengou, le dieu ailé, le grotesque et jovial messager du ciel, ils ne savent rien imaginer de mieux pour lui témoigner leur tendresse que de le transporter à la mer. Tandis que les vétérans de la bonzerie et leurs domestiques vaquent à la purification annuelle du temple et de son mobilier, les prêtres les plus vigoureux chargent sur leurs épaules le brancard où re-