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Page:Le Tour du monde - 18.djvu/11

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ses dents un lambeau de cette chair encore palpitante. J’appris depuis que cet homme était le père du jeune guerrier tué au début de la lutte.

De longs hurlements de deuil et de rage répondirent à cet acte de sanglante sauvagerie ; ensuite les Ponérihouens s’enfoncèrent dans les broussailles et disparurent à nos regards. Ils allaient pleurer les leurs et méditer de nouvelles vengeances.

C’était un beau jour pour nos alliés ; leur joie se traduisait par des hurlements sans fin, l’orgueil du triomphe se lisait dans leurs yeux.

Leur chef s’avança vers nous, suivi d’un de ses guerriers, qui portait sur son épaule la jambe d’une des victimes du combat ; il lui ordonna de la mettre à nos pieds, et dit :

« Voilà un morceau de ton ennemi et du mien. Il pensait que ses os resteraient dans sa tribu : mais son crâne blanchira au soleil devant nos cases, nos femmes et nos enfants riront en le voyant, et sa chair fournira un bon festin à mes guerriers, qui seront après plus braves et plus forts. Choisis pour toi et les tiens la partie qui te plaira. J’en enverrai aussi au capitaine de Houagap, afin qu’il connaisse notre triomphe. »

J’étais trop habitué aux coutumes des Kanaks pour être très-étonné de ces paroles, car ce n’était pas le premier présent de chair humaine que je voyais envoyer ainsi ; dans les postes du nord les commandants en reçoivent assez souvent. Cependant je ne pus m’empêcher, en refusant celui-ci, d’en exprimer mon dégoût, et j’ajoutai que si le chef et ses guerriers mangeaient le corps des hommes qu’ils avaient tués dans le combat, j’en avertirais le capitaine du poste de Houagap (qu’ils aimaient et craignaient à la fois), et que certainement ils s’attireraient sa colère. Pendant que l’interprète traduisait ma réponse, je lisais sur la physionomie du chef l’étonnement auquel succéda un air de respect et d’humilité quand il apprit que le capitaine de Houagap n’approuvait pas que l’on mangeât de la chair humaine.

Déjà toute la troupe des Kanaks avait pris le chemin du village, nous fîmes comme eux. Les événements que je viens de raconter avaient duré environ trois heures, il faisait chaud et nous avions faim. Arrivés au lieu du Pilou-Pilou, nous trouvâmes que la fête avait repris sa première allure. Le combat qui venait d’avoir lieu, loin de diminuer l’ardeur des naturels, n’avait fait que la surexciter ; le seul changement consistait en ce que les femmes et les jeunes filles avaient commencé leurs danses à part. Elles se trouvaient en ce moment à environ deux cents mètres des guerriers, et nous ne perdîmes pas cette occasion de voir de près ce qu’étaient les femmes calédoniennes, qu’on ne fait ordinairement n’entrevoir. En effet, lorsqu’on surprend une femme kanaque dans un sentier, on la voit se glisser subitement dans les hautes herbes, et y rester cachée jusqu’à ce qu’on soit passé. Toutefois, lorsqu’on séjourne un certain temps dans un village, cette sauvagerie diminue peu à peu et finit par disparaître entièrement.

Il y avait là quatre ou cinq cents femmes de tout âge : leur unique vêtement consistait en un tapa, sorte de ceinture formée des fibres du pandanus, qui retombait en franges autour d’elles ; le seul ornement que la coquetterie eût suggéré aux plus jeunes était une couronne de feuillage, ou bien une fleur voyante placée dans leur chevelure. Quelques-unes avaient des colliers de jade vert, substance non moins estimée parmi les Néo-Calédoniens que parmi leurs voisins de la Nouvelle-Zélande. Des bracelets formés en usant le coquillage qu’on nomme cône, ornaient aussi leurs bras ; la plupart s’étaient, en outre, noirci le visage et la poitrine.

Leur danse était simple et peu variée ; elles s’étaient réunies en un cercle immense, autour duquel tournait un petit groupe d’entre elles, portant de longues branches vertes et fleuries. Toutes chantaient en cadence un air monotone, et marquaient la mesure par un mouvement du corps en même temps qu’elles frappaient le sol de leurs pieds et leurs mains l’une contre l’autre.

Il existe ici une différence frappante entre les deux sexes sous le rapport de la beauté, et l’on se demande si l’homme de ce pays n’a pas raison de considérer comme beaucoup au-dessous de lui une semblable compagne, ou si c’est, au contraire, le degré d’avilissement dans lequel vit la femme qui l’enlaidit ainsi. Ce n’est pas que la nature ne lui accorde à elle aussi un moment d’éclat ; c’est lorsqu’elle devient jeune fille : alors ses formes sont d’une pureté irréprochable, et la douceur de sa peau ferait envie à beaucoup de nos jeunes Européennes. Mais cette fugitive floraison n’a que la durée d’un éclair et se flétrit bientôt sous la rude part que la vie sauvage fait à la femme : sa peau se ride, les cicatrices dont elle se couvre à la mort du premier parent venu la rendent repoussante ; puis, la maternité l’achève.

Les femmes kanakes sont peu fécondes, soit parce qu’elles nourrissent longtemps leurs enfants, soit par des causes moins avouables.

La journée s’avançait, le soleil était près de terminer sa course, lorsque le chef nous fit prier de nous rapprocher de la fête pour assister à la distribution des divers tas d’ignames qui venaient enfin d’être terminés. On nous fit monter sur le plateau où tous se trouvaient maintenant, et l’on nous y plaça de telle sorte qu’autour de nous était un espace vide ; à notre gauche et en arrière étaient les présents d’ignames. En avant de nous, mais sur la même ligne, se trouvaient les guerriers assemblés en un groupe nombreux ; au premier rang les chefs et les vieillards. La cérémonie commença ; chaque chef sortait à son tour des rangs, s’avançait de quelques pas et adressait un discours à la foule, qui à la fin de chaque phrase répondait par un hurlement général. Quelques ornements distinguaient les chefs des simples guerriers ; des plumes d’oiseaux spéciaux ornaient leur tête. Enfin ils étaient