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Page:Le Tour du monde - 18.djvu/115

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cabine du bord, je me dis qu’après tout, en pays étranger, une croix est un drapeau, et plein de cette idée j’allai frapper à la porte de la mission catholique, où je fus reçu par M. Bauher, l’un des missionnaires. Naturellement je trouvai là les trois Anglais qui venaient en Islande pêcher à la ligne, et je n’en fus pas surpris. La où il y a un bon logement, leur orthodoxie protestante ne leur défend pas de passer sur des scrupules de secte ; en conséquence, ils avaient envahi la mission catholique. « Il reste encore un lit pour vous, » me dit le bon missionnaire ; je me doutais bien que c’était son propre lit que m’offrait ce brave homme, mais je fis semblant de ne pas le remarquer, tant il est vrai que les voyages rendent égoïste.

J’avais remis tout le produit de ma chasse à la ménagère de la mission, et pendant qu’on faisait les apprêts du souper, M. Bauher nous engagea à aller voir une danse du pays qui avait lieu dans une des maisons de Torshaven. Nous nous engageâmes avec les Anglais dans ces rues étroites, auprès desquelles les ruelles de Constantinople pourraient passer pour des boulevards. Les maisons sont des espèces de blockhaus recouverts d’un épais gazon sur lequel se balancent quelques clochettes jaunes. Les murs en planches non rabotées disparaissent sous des guirlandes de poissons de toute sorte que les habitants font sécher pendant l’été pour s’en nourrir quand viendra l’hiver.

Comme il fait encore jour, quoiqu’il soit près de minuit, quelques habitants sont encore dans la rue, ce qui nous permet de les étudier. Les hommes sont de taille moyenne, secs, ils paraissent très-durs à la fatigue. Ils ont presque tous le nez court et relevé, le teint hâlé par la mer, les sourcils très-épais et proéminents, et portent un collier de barbe d’un fauve ardent qui se relève en pointe de patin sous le menton.

Leur costume est tout en drap noir ou vert foncé avec des boutons en corne. Il se compose d’une casaque courte à collet droit, d’un gilet montant et d’une culotte se boutonnant au-dessous de la rotule. D’autres fois le bas de laine vient au contraire s’enrouler au-dessus du genou. Ils sont coiffés d’une espèce de bonnet en cotonnade brune à petites raies rouges. Quant à la chaussure, c’est le soulier islandais : un morceau de peau ayant une couture sur le pied et derrière le talon, et retenu au moyen de lanières.

Les femmes sont fortes, de taille également moyenne et solidement constituées. Pour toute coiffure elles n’ont que leurs cheveux qui sont abondants et soignés, et qu’elles laissent librement flotter après les avoir séparés sur le milieu de la tête. Elles portent un pantalon de tricot à pied ; une jupe de laine courte et naturellement tombante descend jusqu’au-dessous du genou après s’être échappé d’une large ceinture qui leur dessine le haut des hanches ; un corsage sans manches laisse complétement nus leurs bras musculeux et bien modelés. On ne voit de leur linge que de courtes manches qui se boutonnent sur les bras un peu au-dessous de l’épaule ; il y en a suffisamment pour prouver qu’elles en portent, et il est d’une parfaite blancheur ; puis, pour égayer cet ensemble assez sévère, elles portent, pour tout objet de luxe, un fichu en cotonnade se croisant devant la poitrine et qui est toujours de couleur très-voyante.

Nous venions d’arriver devant une maison en planches, un peu plus haute que les autres, d’où s’échappait un brouhaha indéfinissable. À l’entrée se tenait une femme assise sur un escabeau ; c’était le contrôle. Chaque personne en entrant lui donnait un poisson sec, ou deux, et les déposait suivant leur dimension ; elle les jetait dans un baril placé à côté d’elle. Comme nous n’avions pas de cette monnaie du pays, nous donnâmes chacun un mark danois (quarante centimes) et nous refusâmes les quelques harengs qu’on nous rendait comme escompte de notre pièce. — Cette générosité nous fut comptée, comme vous allez le voir. Au fond de la première pièce se trouvait une petite porte donnant dans un cabinet très-sombre ; c’est de là que partait tout le bruit. Placés sur le seuil de cette porte, nous ne distinguions rien de l’autre côté, mais on entendait une foule de voix d’hommes, de femmes et d’enfants chantant une de ces mélodies qui se logent dans l’oreille comme l’odeur du poisson dans le nez, pour y séjourner indéfiniment, et le tout accompagné d’un battement de pieds semblable à la cadence du fameux air des Lampions. Toutes ces voix différentes passaient à côté de nous ; nous sentions le frôlement des jupes et des casaques, mais il nous était impossible de rien voir. Par intervalles, comme si les acteurs de cette sarabande infernale eussent été épuisés, le bruit s’apaisait peu à peu ; mais au moment où l’on croyait que tout allait finir, il survenait un redoublement de chants et de piétinement ; c’était du délire ! J’étais très-curieux de voir les acteurs de cette diablerie. La façon généreuse dont nous avions payé notre entrée fut récompensée ; on éclaira la salle de bal à notre intention. Le luminaire ne se composait il est vrai que de deux chandelles en graisse de phoque accollées au mur ; mais c’était suffisant pour laisser entrevoir ce qui se passait.

Dans une petite pièce ayant trois mètres de large sur quatre de long, plus de cinquante personnes trouvaient le moyen de se mouvoir. Pendant l’opération de l’éclairage leur danse n’avait pas discontinué. Ils se tiennent par la main et forment une chaîne composée de tous les éléments humains : à côté des femmes, sont des enfants, et ces enfants donnent la main à ces mêmes hommes qui demain iront attaquer la baleine dans son empire ; ils s’enroulent autour d’un axe imaginaire toujours en chantant des lais du pays sur un pas de polka. Les physionomies sont tristes et graves ; la sueur coule sur les fronts ; on dirait qu’ils se livrent à une cérémonie religieuse, à une pénitence pénible plutôt qu’à un plaisir. Lorsqu’un danseur s’aperçoit que son pas se ralentit, que sa voix baisse, il saute tout d’un coup en frappant le plancher de ses pieds comme s’il allait le briser, pousse des cris formidables, puis retombe dans le calme pour repartir quelques minutes