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Page:Le Tour du monde - 18.djvu/116

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après ; on dirait les rafales intermittentes particulières aux tempêtes équinoxiales.

Malgré l’abondance des danseurs, nous avions pu pénétrer dans ce taudis et nous nous tenions blottis dans un coin, attentifs à l’étrange spectacle que nous avions sous les yeux. Peu à peu, ces airs, cette cadence, me parurent avoir quelque chose d’entraînant. Je voyais à chaque instant de nouveaux danseurs qui venaient se souder à la chaîne. Dominé par cette étrange mélopée, j’entrai moi-même dans la danse ; je donnai une main à une jeune fille de dix ans, ou à un jeune garçon, je ne puis préciser au juste, l’autre à un grand diable de baleinier. Je comptais faire un tour de salle seulement, et vous savez qu’elle n’était pas grande, mais je fus entraîné par tant de tourbillons imprévus que je mis un bon quart d’heure à parcourir toutes les sinuosités de la spirale avant de revenir à mon point de départ. On m’a assuré plus tard que ces gens-là dansent ainsi pendant deux heures sans s’arrêter.

Rentrés chez le pasteur, outre une bonne partie de mon gibier qui avait subi de très-heureuses transformations, nous trouvâmes une grande profusion de poissons, de plats de viande et de gâteaux, le tout arrosé de porto et de xérès.

Voilà des missionnaires qui ne se privent de rien, va-t-on dire. C’est une grande erreur ! Lorsqu’on connaît bien ces braves gens du Nord, on ne s’assoit pas à leur table sans éprouver un serrement de cœur en pensant que ce qu’ils vous servent en un seul repas représente souvent plusieurs années de jeûnes et de privations.


L’Arcturus naviguant au milieu des baleines. — Dessin de Jules Noël d’après l’album de l’auteur.

Le devoir de l’hospitalité est pour eux une religion. Quand il s’agit de recevoir un étranger, ce qui du reste arrive assez souvent, cet étranger n’a sous les yeux que le luxe de la table ; mais dès qu’il a usé de cette hospitalité, il ne doit pas oublier que le plus ordinairement, après son départ, il ne reste plus rien à son hôte que la satisfaction du devoir accompli et un souvenir agréable auquel on répond quelquefois par l’oubli.


II

Départ des Fœroë. — Voyage parmi les baleines. — Vue des premiers glaciers de l’Islande. — Arrivée à Reykjavik ; la Pandore. — Reykjavik et ses habitants. — Funérailles de la femme d’un sysselman.

Le lendemain chacun avait repris sa place à bord de l’Arcturus, et nous mettions le cap sur l’Islande.

Avant de gagner le large il fallut longer des montagnes largement crevassées par la mer. Quelques-unes offrent des grottes obscures et profondes où les eaux s’engouffrent avec fracas. C’est dans ces retraites inaccessibles que se retirent d’innombrables volées de canards ; là ils sont chez eux, personne n’ira troubler leur repos.

Plus nous nous éloignions des terres et plus la mer était soulevée. Deux heures après, les derniers promontoires des Fœroë disparaissaient sous d’épaisses brumes qui, descendant jusqu’à la mer, les enveloppaient du sommet à la base ; tout était noir, on ne voyait de blanc que l’écume de la vague et les milliers de mouettes qui tourbillonnaient au milieu de ce noir comme des morceaux de papier soulevés par la tourmente.