gisements contre ce guet-apens qu’elle ne peut éviter ; ses eaux disloquées, mises en lambeaux, ne forment plus qu’une écume boursouflée qui bondit de gouffre en gouffre et qu’étranglent les sinistres parois d’une lave noirâtre.
Il était dix heures au moment où nous quittions la bruyante Bruarà. Nous marchions toujours à grande vitesse. À chaque instant je demandais au guide où étaient les Geisers et il me répondait en accélérant l’allure. Notre course fut tout d’un coup forcément ralentie ; nous nous trouvions dans des marais fangeux qui prouvaient cependant que nous n’étions pas loin d’un endroit habité. Pour traverser ces terrains défoncés, on avait élevé d’étroites digues en gazon assez semblables aux constructions élevées par les castors, et sur lesquelles il nous fallut cheminer pendant environ quatre cents mètres. Ces digues nous conduisirent au pied d’un coteau, et devant nous s’ouvrit une avenue formée par deux murs de gazon qui s’élevait jusqu’en haut de la colline où se trouvait un bœr. Il était minuit, le ciel se cachait sous la brume, nous n’avions presque plus de jour.
Mon Islandais, ayant quitté son cheval, s’introduisit en s’allongeant à travers une espèce d’embrasure pratiquée dans l’épaisseur de la hutte ; puis il frappa avec la pomme de son fouet contre une croisée, et aussitôt un vacarme infernal se fit entendre dans l’intérieur.
Cette ouverture, que les voyageurs connaissent très-bien et qui est située à droite de la porte principale, mène au dortoir commun. Au même instant j’entendis les aboiements d’une meute de chiens de tous les âges et la voix d’une foule de personnages qui augmentait tout ce bruit en essayant de le dominer. Enfin, une tête se montra dans le trou et, après quelques paroles échangées avec mon guide, je vis sortir par la porte cette même tête emmanchée d’un corps qui paraissait démesurément long tant il était mince, et qu’emmaillotait depuis la tête jusqu’aux pieds un tricot de laine d’un blanc jaunâtre.
Je ne parlerai pas des nombreuses et étranges apparitions que je pus observer au fond de ce même trou, transformé en kaléidoscope fantastique, pendant que l’homme en caleçon enfourchait un de mes chevaux, sur lequel, à la faveur du crépuscule, il faisait assez bonne contenance. Qu’on se figure don Quichotte dépouillé de sa formidable armure !
Cet homme était un guide supplémentaire qui devait nous conduire à travers la plaine des Geisers. Il prit la tête de la file. Nous le suivîmes dans la direction du nord, ayant à notre gauche les petites chaînes du Biarnafjall, et à notre droite le lit du Tungufljot ; ensuite nous entrâmes dans cette plaine ténébreuse des Geisers, où, comme on le voit, le voyageur ne pourrait pénétrer de nuit si ses moindres pas n’étaient jalonnés par un pilote expérimenté.
Nous nous trouvions dans un milieu ténébreux chargé d’épaisses et lourdes vapeurs ; le sol résonnait sous les pieds des chevaux, une odeur d’œuf pourri saturait l’atmosphère brumeuse : on se serait cru dans un laboratoire diabolique. Les chevaux marchaient avec calme, mais avec précaution ; à chaque instant, j’entendais à côté de moi de forts bouillonnements, comme si j’eusse été sur le bord d’une marmite en fureur ; une forte bouffée de vapeur chaude me frappait le visage et m’enveloppait au point de me dérober la tête de mon cheval. Enfin, après avoir tournoyé parmi ces chaudières infernales, ma monture s’arrêta, j’entendis mes guides qui parlaient près de moi, et, comprenant que nous étions arrivés, je mis pied à terre.
Dès que le pilote se fût retiré avec les chevaux, je songeai à dresser ma tente et à me préparer un repas, car j’avais seulement pris à Thingvellir un biscuit et un peu de café. Comme je n’avais pas de feu pour faire mon café, le guide mit la main sur une cafetière, disparut, et revint au bout d’une minute m’apportant de l’eau bouillante qu’il était allé puiser dans un geiser et avec laquelle je fis un excellent café.
Jusque-là, je n’avais aucune idée du lieu où je me trouvais ; de temps à autre, j’entendais à quelques pas de moi des clapotements d’eau plus forts que ceux que j’avais entendus, et du point où ils devaient être s’élevaient de gros ballons de vapeur ; du côté opposé, et à une égale distance de ma tente, sortait de terre un bouillonnement continuel ; je compris que j’étais campé entre le grand Geiser et le Strockur, mais je n’osais faire un pas de crainte de disparaître dans une de ces horribles chaudières, et, en attendant le jour, je pris le parti de me coucher sous ma tente, que j’avais divisée, avec mes caisses, en deux compartiments, un pour moi, l’autre pour mon domestique.
Je m’étais à peine étendu sur mon lit de camp, que des détonations semblables à de sourdes décharges d’artillerie se firent entendre sous le sol ; elles étaient si violentes que la terre en était ébranlée au point que les boucles de la tente frémissaient comme des feuilles de peuplier ; on eût dit que ce sol fragile allait s’effondrer, que tout allait s’engloutir dans l’eau bouillante qu’il recouvre. Croyant, d’après ces symptômes, à une éruption, je sortis, mais je n’eus que le spectacle d’une éruption avortée : de gros bouillons s’élevèrent au-dessus du bassin, l’eau déborda et tout fut enveloppé d’un gros nuage de vapeur ; un moment après le calme était rétabli.
Dans l’espace d’une heure, je vis quatorze éruptions semblables. Découragé par ces déceptions, vaincu par la fatigue, je finis par ne plus me préoccuper de toutes ces secousses et ne songeai qu’à m’endormir.
Il serait trop long de consigner ici toutes mes observations sur les différentes sources ; je me bornerai à décrire les deux principales, le grand Geiser et le Strockur.
Le grand Geiser s’est formé, avec la silice que l’eau contient en dissolution, un mamelon, qui mesure à peu près quatre-vingts mètres de pourtour à sa base extérieure. Après avoir gravi sa pente, qui offre une faible inclinaison, on rencontre à son sommet une cuvette