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Page:Le Tour du monde - 18.djvu/130

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lantes, en se mêlant à celles du Laugarvatn, les font fumer à plus de soixante brasses au large.

Le silence éternel qui règne dans ces contrées n’en est pas le moindre charme. Nous venions de descendre dans cette riche prairie et les chevaux sans y être excités s’étaient lancés au galop pour rattraper le temps perdu. Mais tout en me laissant emporter vers le Laugarvatn, mes yeux étaient fixés sur cette imposante chaîne de Laugardélir hérissée de brèches fantastiques, de tourelles et de toutes les fantaisies féodales qu’a créées le moyen âge. Bien n’est beau comme ces crêtes d’un noir bleu découpant sur un ciel ambré leur étrange silhouette.

Nous étions arrivés près du Laugarvatn (lac des Bains) et pendant que mon guide s’occupait de relayer, j’étais allé visiter quelques Huers (sources chaudes) qui jaillissaient au bord du lac. Je croyais cette belle contrée inhabitée et je m’en étonnais, lorsque, revenu près de mon Islandais, je le trouvai en compagnie d’un de ses compatriotes qui l’aidait à préparer les chevaux. Cet aborigène était flanqué de cinq ou six petits enfants, et tout ce monde semblait être sorti de dessous terre : il paraît que j’avais marché sur les toits sans m’en douter, ce qui arrive assez fréquemment en Islande. Ils me parurent tous jouir d’une parfaite santé, et il n’y a qu’une chose qui m’ait particulièrement frappé en les voyant, c’est qu’ils ne profitent pas plus souvent des sources chaudes que la nature a placées sous leur main pour se débarbouiller : la propreté est un luxe absolument inconnu dans le pays.

Après une heure de halte, pendant laquelle les chevaux avaient eu parfaitement le temps de se rassasier, nous partîmes avec toute la vitesse possible pour les Geisers, où je voulais planter ma tente dans la soirée. Je dis toute la vitesse possible, car il faut surtout compter avec les obstacles que le terrain vous oppose à chaque pas. Quand ce ne sont pas des précipices, c’est un large marais qui étale ses détritus bourbeux ; alors il faut louvoyer pendant plusieurs heures pour faire un demi-kilomètre ; dans ce cas, on n’a qu’à lâcher la bride sur le cou du cheval qui s’en tirera bien mieux tout seul et, pour prendre patience, l’explorateur n’a qu’à allumer sa pipe et à consigner ses notes ; ce n’est pas tout à fait du temps perdu. D’autres fois, on rencontre une rivière plus large et plus rapide que le Rhône. Alors on place les bagages dans un baquet informe où vous prenez place, tandis que les chevaux dépouillés sont lancés dans le courant qu’ils doivent franchir à la nage au risque de se noyer. Quand cette misérable ressource fait défaut, on est obligé de remonter le fleuve, qui devient de moins en moins large à mesure qu’on approche de sa source et on le passe au gué.

G’est ce que nous fîmes pour la Hvità.

Après être remontés à une assez grande hauteur, près de l’église de Mithdalir, nous nous trouvions dans un bois de bouleaux nains tellement épais, qu’étant sur mon cheval j’étais obligé, pour me frayer un passage, d’écarter les branches avec mes coudes et mon fusil. À mesure que j’avançais, j’entendais un bourdonnement qui allait toujours crescendo : la fameuse chute de la Bruarà que nous allions traverser s’annonçait par des mugissements depuis notre entrée dans le bois.

La Bruarà, qui à cet endroit mesure plus de cent cinquante pieds de large, coule doucement sur un lit de lave compacte ; au milieu du lit la lave s’est déchirée et a formé comme à l’Almannagjà une crevasse profonde de trente pieds, où les eaux s’engloutissent en frémissant. C’est ce gouffre que le touriste doit franchir, et cela à l’aide d’une simple planche de trois pieds et demi de large, retenue à chaque extrémité par des blocs de lave qui empêchent que le courant ne l’entraîne. C’est l’unique pont qu’on rencontre en Islande.

Mon cheval fut le premier qui se dirigea vers les passerelles ; après avoir marché dans l’eau jusqu’au terrible passage, il évita le bloc de lave et s’engagea sur la planche avec autant de sécurité que s’il se fût trouvé sur le pont au Change ; or, je dois le dire ici, ce qui étonne le voyageur, c’est l’impassibilité avec laquelle les chevaux regardent ces accidents infernaux de l’Islande qui glacent l’homme d’effroi. Notez que depuis l’étude que j’ai pu en faire, tous ces animaux sont excessivement poltrons, mais ils le sont à la façon des chevaux sauvages. Ainsi, ce qui les épouvante surtout, c’est de se trouver isolés ; habitués à vivre en famille, la solitude leur inspire la plus profonde terreur. Chaque fois que je m’arrêtais, soit pour faire quelque observation, soit pour tirer une pièce de gibier, comme le guide ne ralentit pas pour cela sa course, mon cheval se tenait parfaitement docile tant qu’il apercevait ses camarades, mais dès qu’ils avaient disparu derrière quelque coulée de lave, je ne pouvais plus le contenir ; il frissonnait de tout son corps et m’emportait au triple galop vers la caravane, en poussant des hennissements désespérés comme pour appeler ses compagnons de route.

Eh bien, ces petites bêtes, qui s’effrayent de puérilités, restent insensibles devant les plus bruyants cataclysmes, tant ils leur sont familiers, et le voyageur peut s’abandonner à eux en toute sécurité. La confiance de mon cheval m’avait séduit au point qu’étant arrivé au milieu de la passerelle, je l’arrêtai quelques instants afin de pouvoir admirer le tableau grandiose au milieu duquel je me trouvais. À ma gauche, l’horizon était fermé par une ligne de montagnes cratériformes toutes couvertes de neige ; plus bas quelques rameaux de laves semblaient descendre en gradins jusqu’aux eaux unies de la Bruarà qui, après avoir décrit une courbe majestueuse vers le sud, s’avançait sur moi pour affronter l’affreuse culbute du Bru.

Là cesse la partie sereine du tableau. Jamais artiste n’a trouvé un plus saisissant contraste. Tout à coup la paisible Bruarà s’engouffre dans la terrible fissure ; en s’abîmant dans ce piége que la nature lui a tendu, elle semble protester par d’incroyables mu-