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Page:Le Tour du monde - 18.djvu/138

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mille du prêtre occupée à râteler l’herbe dans la prairie. Je pensai naturellement que c’était là une scène pittoresque de début pour une journée de noce. Dès qu’ils m’aperçurent, les habitants du bœr laissèrent leurs fourches et leurs râteaux pour venir me donner le bonjour : on n’attendait que mon réveil pour commencer la fête.

Je me dis que le moment était venu de me montrer généreux. J’avais apporté dans mes caisses une foule de petits objets pour faire des présents : des poupées habillées selon le dernier goût pour les petites filles, des bracelets en verroterie, de ces diables barbus qui jaillissent de leurs boîtes au moyen d’un ressort à boudin que je destinais aux petits enfants, mais dont les grandes personnes s’emparèrent en riant aux éclats ; c’était évidemment pour eux la plus haute expression du progrès artistique de notre époque ; chacun de ces diables m’avait coûté cinq sous dans un bazar de Paris ; or, de toute ma pacotille, c’est bien l’article qui a eu le plus de succès.

Pour les grandes demoiselles j’avais apporté des rondelles de ruban mince et de couleurs très-voyantes. J’en pris quelques-unes que je donnai à cinq jeunes filles de seize à vingt ans, croyant leur faire un vif plaisir. D’abord elles regardèrent avec curiosité ce que je leur donnais sans trop savoir ce que ce pouvait être. À force de chercher, la plus clairvoyante remarqua la petite épingle qui sert à fixer l’extrémité du ruban ; elle l’enleva, se mit à dérouler, et les autres, croyant qu’elle avait trouvé le mot de l’énigme, suivirent son exemple. Mais quand le ruban fut déroulé, elles le jetèrent comme une chose sans valeur ; puis elles défirent le papier qui enveloppait la rondelle, mais, ne trouvant qu’un morceau de bois, elles se le montrèrent d’un air désappointé.

J’étais fort contrarié moi-même du peu de succès qu’obtenaient mes rubans, surtout à la pensée que ces pauvres femmes pouvaient me croire capable d’avoir voulu les mystifier. Comprenant alors qu’il fallait leur enseigner l’usage de ce que je leur donnais, je pris les rondelles de bois, que je jetai, et, ramassant les rubans, je leur en fis admirer la finesse. Comme elles commençaient à comprendre, je m’approchai de l’une d’elles qui avait de très-beaux cheveux, — c’est du reste ce qu’elles ont de plus beau et de mieux soigné, — puis je fis signe à une autre de m’apporter un peigne. — Immédiatement celle-ci m’apporta une espèce de mâchoire de mouton dans laquelle étaient enchâssées des arêtes de morue. Cet ustensile primitif était poli par l’usage et quelques pointes en cuivre jetées çà et là prouvaient que l’art était intervenu dans sa confection. Je fis immédiatement des tresses, que je terminai avec de grands nœuds de ruban à l’admiration de tout le monde. Il me fallut coiffer cinq jeunes filles de la même manière ; on se serait cru au carnaval ; mais elles connaissaient désormais l’usage du ruban, de sorte que je me demande si je n’ai pas commencé à pervertir ce pauvre pays en introduisant chez les jeunes femmes le goût du luxe.

Cependant je cherchais au milieu de toutes ces jeunes filles quelle pouvait être la mariée, afin de lui faire une coiffure spéciale. Plusieurs fois j’avais interrogé le prêtre, qui m’avait toujours répondu : Tu la verras tout à l’heure (mox videbis).

Bientôt on rassembla une foule de chevaux ; hommes, femmes, chacun prit le sien ; les enfants et les petites filles qui n’avaient pas de selles montaient à califourchon et galopaient comme des diablotins. J’avais pris le parti de ne plus faire de questions et je suivis machinalement la caravane, qui fit halte au bout d’une heure dans un marais. Là, sur une colline, se trouvait un petit bois d’où sortirent un jeune homme d’une trentaine d’années et une femme qui pouvait en avoir vingt-cinq : c’étaient les fiancés.

En Islande, quand deux jeunes gens se plaisent, ils se le disent, se fiancent devant la famille et, à partir de ce moment, ils vivent ensemble dans un bœr qu’on leur aide à construire ; dès ce moment ils sont légalement époux, dans leur conscience et aux yeux du public ; quant à la bénédiction religieuse, elle ne leur est donnée qu’au moment ou va naître le premier enfant et ne semble destinée qu’à le légitimer. Quelquefois ils apportent de la négligence à remplir cette formalité à temps, et l’enfant arrive auparavant, ce qui oblige le prêtre à arranger les dates de son registre pour le besoin de la cause.

Il me suffit de jeter un coup d’œil sur notre mariée, pour me convaincre qu’il n’y avait pas de temps à perdre. On la hissa sur sa selle avec tous les ménagements que méritait sa position, et nous revînmes à Thorfastathir en conformant notre allure à sa position intéressante.

On procéda immédiatement à la cérémonie du mariage, selon le rite luthérien, et je me rappelle que, malgré la dignité que m’imposaient mes fonctions de garçon d’honneur, je me tenais les bras croisés au milieu de l’église, ou je fumais crânement ma pipe, tant j’éprouvais le besoin de me donner une contenance sérieuse en présence d’une mariée si étrange au point de vue de notre civilisation.

Du reste, le prêtre n’abusa pas de la situation. Tout fut expédié, même l’homélie, le plus rapidement possible, et on se mit à table pour le repas. Il y avait une foule de plats du cru, dont le détail nous mènerait trop loin. Pour faire grandement les choses, j’avais fourni une bouteille d’eau-de-vie, deux flacons de vin, un pain d’équipage et la moitié d’une boule de fromage de Hollande. Bref, nous avions un vrai festin de Lucullus qui nous retint toute l’après-midi.

Après le dîner, il y eut une grande variété de jeux du pays, très-curieux et dont je regrette de ne pouvoir donner ici la description. Tout le monde semblait fort s’amuser, sauf la mariée, que je ne perdais pas de vue, et qui paraissait en proie à de visibles préoccupations. Vers neuf heures, elle dut abandonner la partie. Prévoyant un dénoûment prochain, je voulus faire remarquer qu’il n’était pas prudent de lui faire faire dix kilo-