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Page:Le Tour du monde - 18.djvu/147

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comme il m’en donnait l’exemple, me hisser au sommet de la pente.

Cette première tentative m’avait trop mal réussi pour que je fusse disposé à recommencer. Après nous être blottis derrière un bloc de scorie, nous grignotâmes quelques biscuits, nous bûmes quelques gorgées d’eau-de-vie, et je me décidai à attendre jusqu’au dernier morceau de biscuit plutôt que de battre en retraite.

Il y avait une heure que nous étions là ; les brouillards s’étaient épaissis de plus en plus, mais c’était bon signe : ils ne tardèrent pas à se précipiter en pluie ; tout s’éclaircit peu à peu, et jamais mon cœur n’a salué le soleil avec plus d’enthousiasme.

Au milieu d’un cirque couvert de neige et dont le diamètre est d’à peu près deux mille mètres, s’ouvre le cratère de l’Hékla, un des plus réguliers que la nature ait jamais façonnés. Son pavillon a la forme d’une couronne ducale ; quelques conglomérats posés comme par enchantement, à des distances presque mesurées, en forment les fleurons. La couronne serait parfaite sans une échancrure qui la brise à l’ouest et qui me permit de voir l’intérieur rouge, mêlé de tâches jaunâtres, tandis que l’extérieur, parfaitement uni, est d’un vert sombre. D’abondantes vapeurs s’échappent de tous les points.

Pendant tout le temps où j’étais resté en expectative, je n’avais entendu aucun bruit, je n’avais rien remarqué d’extraordinaire ; je n’avais plus qu’à marcher en avant. Quand je fus sur le point de partir, j’eus de sérieuses difficultés avec mon pilote qui voulait absolument m’accompagner. Mais comme je n’avais pas oublié sa femme et ses enfants qui l’attendaient à Selsund, je dus employer presque la violence pour le décider à me laisser seul.

Cette fois la glace ne m’effrayait plus : mon but était à peu de distance, et les glissades ne faisaient qu’accélérer ma marche.

Je me dirigeai d’abord vers l’échancrure qui m’offrait une porte naturelle. En approchant je reconnus que c’était une bouche nouvelle qui s’était ouverte sur ce point ; elle est située au milieu d’une enceinte circulaire qui a déjà deux mètres de haut ; elle formerait avec celle qui existe déjà un 8 parfait, si à la suite de nouvelles éruptions elle parvenait à s’élever à la même hauteur. Après avoir franchi ce passage, très-commode du reste, je me trouvai dans le grand cratère, enceinte ovale mesurant trois cent cinquante pieds dans son plus grand diamètre. L’orbe qui l’entoure s’élève à cent vingt pieds avec une inclinaison de soixante-dix à soixante-quinze degrés. Des vapeurs sortent, non seulement des bouches, mais de tous les points du cratère, et de l’orbe même où elles suintent intérieurement et extérieurement.

Plusieurs évents de cette immense cheminée étaient comblés par les cendres, d’autres étaient cachés par une croûte de vieille glace. Deux seulement se trouvaient ouverts. L’un d’eux, le plus important, est situé à l’est. Il mesure à peu près quarante pieds et il était animé à ce moment d’une certaine activité : une masse considérable de vapeurs en sortaient. Pour éviter ces gaz, je me plaçai au vent, et me traînant à plat ventre, je pus arriver au bord pour examiner ce qui se passait à l’intérieur. Les vapeurs arrivaient par bouffées, mes yeux se perdaient dans les ténèbres ; mais j’étais à peine en observation, lorsque je vis, à une profondeur d’environ cent mètres, des reflets lumineux intermittents, suivis de flammes bleuâtres comme des feux follets. C’étaient les gaz acido-sulfureux qui s’enflammaient de temps à autre ; mais à part ces faibles manifestations, je n’entendis aucun bruit intérieur : tout était calme et immobile.

De là, je me portai vers l’autre bouche ouverte qui est bien plus petite, et d’où s’échappent de très-rares vapeurs. À environ trois mètres de profondeur, elle paraît se diviser en deux branches, dont l’une, la plus inclinée et la seule par où arrivent quelques vapeurs, semble se diriger vers la bouche active. Il y avait sur le bord un bloc de lave, dont je fus tenté de me servir pour faire une expérience : en m’aidant du tronçon de ma pique comme d’un levier, je le fis tomber dans le trou pour voir l’effet que sa chute pourrait produire. Il suivit la ramification qui se dirige vers la grande bouche ; un moment je l’entendis rouler dans les profondeurs, puis je n’entendis plus rien. Après une attente de vingt-trois secondes, l’acide sulfureux enflammé s’éleva jusqu’à la bouche voisine, par trois bouffées abondantes et consécutives ; ces flammes disparurent un instant, et je remarquai en même temps que les vapeurs surgissaient de toute part avec une abondance presque alarmante ; l’intérieur du cratère en était rempli et je fus obligé d’agiter violemment mon mouchoir pour ne pas en être suffoqué. Mais tout à coup les flammes reparurent à la grande bouche avec plus de violence que la première fois : tous les gaz qui remplissaient le cratère s’enflammaient ; pendant la nuit, cette explosion aurait produit l’effet d’un bol de punch gigantesque, et moi j’étais au fond du bol. Ce spasme inattendu, qui ne dura guère que le temps d’un éclair prolongé, eut pour heureux effet de consumer les gaz ; or l’air se trouva purifié et je pus respirer à mon aise.

J’étais resté trois heures au fond du cratère ; après avoir pris mes notes, je montai sur l’extrémité de l’orbe pour le contourner. L’Hékla domine toute la partie méridionale de l’île. Devant le spectateur, la Hwità, la Thyorsà roulent leurs eaux vertes ; çà et là s’étalent de grands lacs resserrés entre les laves ; dans les prairies, les huers et les geisers élèvent vers le ciel leurs blancs panaches ; au sud, c’est la mer verte sur laquelle se découpent les côtes dentelées, et, dans toutes les directions, de nombreux et vastes glaciers qui semblent faire de l’Islande un miroir immense ou le soleil aime à se regarder avant de se montrer au reste de la terre.

Pour le navigateur qui, venant du sud, se trouve par le travers du cap Portland, l’Islande apparaît sous un aspect de grandeur sauvage et de majesté glaciale digne de la nature polaire aux confins de laquelle elle est située.