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Page:Le Tour du monde - 18.djvu/151

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cette seule éruption. Les calculs les plus modérés portent le chiffre des décès humains à mille trois cents, et celui des animaux à environ cent cinquante-six mille[1]. »

Je descendis de ces hauteurs rêvant à toutes ces grandes scènes cosmogoniques, où la terre, dans les puissantes manifestations de sa vie propre, semble tenir si peu de compte des créatures confiées à sa surface ; j’emportais en outre l’Hékla sur mes tablettes, et tantôt roulant sur les cendres, tantôt me laissant glisser sur les pentes de glace, je ne me sentais plus ; il me semblait que je volais, et j’avais de la peine à comprendre que l’ascension nous eût demandé un temps si long.

Nous retrouvâmes mon sequens avec les chevaux, mais dans quel état ! Ces gens-là sont de véritables enfants ; j’avais eu l’imprudence de lui laisser le bidon dans lequel il restait à peu près un litre et demi d’eau-de-vie. Pour se consoler de notre absence, il avait presque tout bu et il était gris. À chaque instant, il voulait se jeter à mon cou pour m’embrasser ; voyant que je le repoussais, il courait auprès du chef de Selsund, et quand il ne trouvait plus personne pour épancher son trop-plein de tendresse, il se couchait sur le cou de son cheval pour l’embrasser, manœuvre qui aboutissait toujours à une culbute dans les cendres.

Il était neuf heures, lorsque nous arrivâmes à Selsund ; la maîtresse du logis s’efforçait de réparer le mauvais effet qu’elle avait produit sur moi deux jours auparavant, mais je ne lui en donnais pas le temps ; mes pensées s’étaient portées vers le lit de Storuvellir : ce fut là que je résolus d’aller passer la nuit.

On s’empressa de seller mes chevaux qui avaient pris deux jours de bon repos et de grasse nourriture ; le chef de Selsund, suivi d’un de ses domestiques et de plusieurs chiens, voulut me faire la conduite. Arrivés à Hankadolur, nous fîmes une petite halte chez le bon chef de ce bœr, qui se joignit également à notre caravane avec deux de ses fils ; chaque fois que nous passions devant un bœr, le plus âgé interpellait mes compagnons pour leur demander qui j’étais, et sur leur réponse : « C’est un Français qui nous visite ! il descend de l’Hékla ! » trois ou quatre personnes prenaient un cheval dans le pré et venaient se joindre au cortége, de sorte que quand j’arrivai à onze heures du soir à Storuvellir, ma caravane se composait de seize hommes ou enfants, vingt-deux chevaux et un nombre indéterminé de chiens de toutes les nuances.

Une fois pied à terre, je fis avancer mon sequens devant le pasteur afin qu’il subît des remontrances bien senties sur son état. Le pasteur lui enjoignit d’aller se coucher : c’était le meilleur conseil qu’il pût lui donner.

Ce bœr me fit l’effet d’une oasis. Nous eûmes pour souper une épaule de mouton bouilli ; j’y joignis, à titre de nouveauté, bien entendu, quelque frivolité de mes provisions, du pain et une bouteille de vin de France. La femme du pasteur qui nous servit avec toute la grâce qu’on peut attendre d’une personne bien élevée, était une femme de trente-cinq ans, très-proprement mise, et sa physionomie avait quelque chose d’angélique, surtout dans ses fonctions d’hospitalité, qu’elle remplissait avec un charme infini.

Après le souper, il était près d’une heure après minuit, et le soleil, qui s’était caché un moment, commençait à paraître de nouveau. Nous étions avec le pasteur en face du bœr, appuyés contre le mur de gazon du cimetière ; et, tout en causant, nous fumions armés de longues pipes danoises. Dans une prairie, en face de nous, de très-belles vaches, couchées, dormaient ou ruminaient avec la plus grande gravité, et, tout à côté, de petits enfants, la famille du pasteur, s’ébattaient dans l’herbe. Cette scène, aux premiers rayons de l’aurore et au milieu d’un calme solennel, était délicieuse. Séduit par cette idylle charmante, je dis au pasteur :

« Quel suave tableau ! Comme vous devez être heureux ici ! »

Le pasteur, retirant sa pipe de ses lèvres, me regarda entre les deux yeux et me dit :

« Vous en contenteriez-vous, de ce bonheur ? »

J’avoue que je fus très-embarrassé. Il est vrai que ce pasteur-là est un abonné du Loup de la Nation ; il sait qu’il y a un autre monde en dehors de l’Islande, et c’est ce qui le rend si difficile.


VIII


Halte dans les bœrs. — Demi-stations. — Abus du café au lait. — Une leçon de tempérance que je donne à mon sequens. — Enterrement en pleine campagne. — La vallée de Backarholt. — Une nuit dans le ventre d’une baleine. — Village de lépreux. — À quoi peut servir un corbeau quand on a besoin d’une marmite ?

Le lendemain au matin, je quittai le bœr hospitalier de Storuvellir. Le pasteur m’accompagna jusqu’à la première habitation où, selon l’usage, il fallut prendre du café au lait avec des biscuits de lichen ; puis nous nous jetâmes dans les bras l’un de l’autre, et il regagna Storuvellir pendant que je continuai ma route dans l’intérieur.

Depuis que j’avais quitté l’Hékla pour me diriger vers l’est, j’avais remarqué que la population était plus dense ; les habitations devenaient moins rares. Il est vrai que le pays est beaucoup plus fertile, et que, de plus, en approchant de la côte, on trouve des têtes de longs fiords où les habitants du pays peuvent s’approvisionner de poissons.

Mais tous ces refuges, au lieu d’accélérer notre marche, ne faisaient que la ralentir. Comme je l’ai déjà dit, l’Islandais, qui n’est jamais pressé, passe rarement devant un bœr sans s’y arrêter. Mon sequens, qui n’est pas Islandais à demi sur ce point, et que je soupçonne même d’être un peu pique-assiette, n’oubliait jamais de

  1. Voy. lord Dufferin, ouvrage cité, ou Les grandes Scènes de la nature, par F. de Lanoye.