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Page:Le Tour du monde - 18.djvu/163

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vait pas tardé à laisser le chant pour le commerce. Dans le sud du Chili, il avait frété un petit navire, et trafiqué des produits comestibles de l’endroit. À ce métier, il avait gagné assez d’argent, et il revenait se fixer définitivement en France. Il avait transformé tout son avoir en un chargement de laine, et trouvait ainsi le moyen d’augmenter sensiblement son capital, qui se dirigeait vers le Havre sur un navire à voiles, pendant que le négociant dilettante marchait à la vapeur sur Paris.

Cadenac (pourquoi n’écrirais-je pas ici le nom de ce compagnon bordelais ?) était resté musicien. Il avait emporté sa guitare avec lui, car au Chili chacun a sa guitare, et volontiers le soir, au clair de lune, sur le pont, il grattait le ventre de son instrument, et nous chantait des romances chiliennes. Une de ces chansons populaires m’est restée en mémoire. En voici les deux premières strophes :

Una paloma blanca
Como la nieve
Si, madre cita,
Como la nieve,
      Si !

Me ha picado el pecho.
Como me duele,
Si, madre cita,
Como me duele,
      Si !

Ce qui veut dire :

« Une colombe blanche comme la neige, oui, petite mère, comme la neige, oui ! m’a piqué au cœur. Comme il me fait mal, oui, petite mère, comme il me fait mal, Oui ! »

Et cette plainte naïve, cadencée, se déroule en notes langoureuses jusqu’à la dernière strophe qui finit de la sorte :

   Anda, chaquita,
   Anda, morena,
Che me robaste el alma.

« Va, petite, va, brunette, qui m’as volé mon cœur. »

C’est ainsi que, devisant de chose et d’autre, de commerce et de musique, de poésie et du trafic de denrées comestibles, nous allâmes de Valparaiso à Coquimbo, le port des mines de cuivre, de Coquimbo à Huasco, le port des mines d’argent, qui font, avec les premières, la principale fortune du Chili.

De Huasco nous passâmes à Caldera, le port de Copiapo, célèbre aussi par ses mines d’argent, aujourd’hui les plus riches de toutes celles de l’Amérique du Sud.

De Copiapo nous nous dirigeâmes sur la baie de Mejillones et de Cobija, où l’on fouillait alors des mines de cuivre. Cette baie appartient à la Bolivie qui n’a guère d’autres mouillage sur ses côtes. Le Pérou et le Chili lui ont pris toute la mer, et l’ont reléguée dans l’intérieur des terres. En Amérique, comme ailleurs, les forts oppriment ainsi les faibles.

À Iquique, où nous passâmes ensuite, tout cela à petites journées, et sans faire plus de sept à huit milles à l’heure, comme il convient à un steamer qui n’est pas pressé, à Iquique, port du Pérou, on exploite le nitrate de soude ou sel de nitre. Dans des sables au bord de la mer, le sel est contenu en efflorescences blanchâtres, que des eaux alcalines ont déposées aux temps antédiluviens. On lessive ces sables dans des chaudières de dissolution, on filtre, on évapore les eaux alcalines, et le sel se dépose en cristaux, que l’on vend au commerce sous le nom de nitre du Pérou. Depuis plusieurs années, il s’en fait une grande consommation. Ce nitre s’emploie, à la place du nitre de potasse, ou salpêtre proprement dit, dans les fabriques d’acide sulfurique (huile de vitriol) où il sert comme oxydant de l’acide sulfureux. On a voulu employer aussi le salpêtre du Pérou dans la fabrication de la poudre, mais il la rend brisante, c’est-à-dire qu’elle fait éclater les armes à feu.

Continuons notre voyage. Nous voici à Arica[1], où s’est établie une de ces colonies italiennes dont je parlais tout à l’heure. D’Arica à Islay, nouvelle étape. Le bateau à vapeur ne peut aborder le rivage comme sur nombre de points de ces côtes, où aucun travail n’a été fait par les hommes. Les indigènes, montés sur des caballitos ou petits chevaux, bateaux d’osier et de paille qu’on enjambe comme un cheval, viennent nous offrir des fruits, des coquillages. Il n’y a donc pas de requins dans ces eaux ? Peut-être aussi les requins ne veulent pas goûter aux gens du pays, comme je l’ai vu en d’autres mers, par exemple à Aden, où les petits Arabes et Abyssins plongent impunément sous l’eau et s’y livrent à mille gamineries.

Nous voici maintenant à Chala, où un radeau formé de poutres et muni d’une voile, comme celui de la Méduse, vient prendre nos dépêches et porter les lettres et les provisions à bord. On appelle cela, je crois, une balanza, une balancelle, ou mieux une balance. Il sera dit que nous retrouverons en route tous les moyens primitifs de naviguer, même la barque de saint Pierre.

De Chala nous touchons à Pisco, le pays des oranges. C’est un port délicieusement situé, environné de vertes campagnes ; de là aux îles Chincha, il n’y a pas loin. Une odeur pénétrante, caractéristique, signale le nouveau point d’arrivée. L’air est rempli d’une poussière jaunâtre, ammoniacale. Elle se répand partout, on ferme les sabords. Que ceux qui veulent descendre à terre le fassent à leurs risques et périls. Il y a de quoi en être asphyxiés. Il n’importe. Allons voir les îles à guano, allons sonder ce fumier fossile, et lui demander le secret de sa formation.

  1. « Arica, ville commerçante et maritime de cinq mille habitants. C’est le débouché le plus important de la Bolivie, à laquelle elle devrait appartenir. C’est, en effet, par Tacna et Arica que se fait tout le commerce de la Bolivie avec l’Europe.

    « Arica exporte les métaux, le quinquina, les laines et les fourrures de chinchilla venant de la Bolivie, et importe les tissus, la quincaillerie, la coutellerie, la taillanderie et la faïence d’Angleterre pour la Bolivie. » (Dussieux, Géographie générale.)