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Page:Le Tour du monde - 18.djvu/162

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connaissances intellectuelles ; ici une profonde ignorance, surtout chez le peuple.

Je vis Valparaiso, un port de mer plutôt anglais et français que chilien ; puis Santiago, l’antique capitale, assise au pied des Andes, avec ses maisons blanches, basses, aux cours intérieures rappelant les maisons de l’Orient.

Le poste auquel j’étais appelé m’avait été proposé à Paris, en 1859, par M. Ochagavia, alors ministre du Chili en France. J’avais promis de me rendre à Santiago de retour d’une mission que je venais préalablement d’accepter sur les mines de Californie.

À peine arrivé dans la capitale chilienne, je me mis en rapport avec le ministre de l’instruction publique, avec M. Domeyko, directeur de l’Institut national, et le président de la république confirma bientôt mon mandat. On était alors aux vacances de janvier, et j’avais tout le temps pour me préparer à entrer en fonctions. Cependant, je ne laissais pas que d’éprouver une espèce de spleen. Toute cette société me paraissait indifférente à tout (hormis à l’argent), dévote, d’idées étroites. Tout se payait là-bas au poids de l’or, et l’on donnait au pauvre professeur, appelé de si loin, à peine de quoi vivre. « Combien avez-vous fait d’élèves depuis quinze ans que vous professez ici ? demandais-je un jour à M. Domeyko. — J’en ai fait un, et encore il est mort. » Je résolus d’aller revoir l’Europe, et redemandai ma liberté.

J’avais le choix, pour le retour, entre le passage des Andes, les Pampas et l’Atlantique, ou le Pacifique, l’isthme de Panama et les Antilles. Je cherchais des compagnons pour la première de ces routes, mais n’en trouvais point. Avril était venu et avec lui les temporales, ouragans des hauts plateaux des Andes. Plutôt que de m’engager seul dans des passages si dangereux, je revins par la route que j’avais prise à l’arrivée. Le steamer anglais chauffait à Valparaiso, et je n’eus que le temps de faire un saut de la diligence au bateau à vapeur.

Donc nous voici en mer, sur ces eaux du Pacifique qui ne méritent guère ce nom le long de la côte chilienne, mais qui entre celles du Pérou et l’isthme de Panama sont bien les eaux les plus calmes, les plus unies qu’on puisse voir. La mer y est toujours docile, et l’on peut dire de cette navigation qu’elle est faite exprès pour les dames. Au nord, entre Panama et le cap Saint-Lucas, qui forme la pointe de la Basse-Californie, la mer mérite aussi le nom de Pacifique, que les premiers navigateurs, frappés de ces circonstances exceptionnelles, ont donné à tout cet Océan. Mais au delà du cap Saint-Lucas, tout le long de la côte californienne, on rencontre, comme dans l’hémisphère sud, le long de la côte Chilienne, une mer aux eaux agitées, un vent froid, presque toujours violent, et le mot de mer Pacifique n’est plus dans ces parages qu’une véritable ironie, comme le nom de mer Hospitalière, ou Pont-Euxin, dont les Grecs avaient baptisé la mer Noire, fertile en naufrages.

Je quittai le Chili sur un des steamers de la Pacific-mail Steamship Company, ou Compagnie des bateaux à vapeur de la malle du Pacifique. Les Anglais trônaient alors en maîtres dans ces mers. Aucune compagnie américaine, aucune compagnie française, comme celle des services maritimes des Messageries Impériales, ne leur faisait encore concurrence. Dans tous les ports, à l’arrivée comme au départ des steamers, se déroulaient avec orgueil, sur un drapeau blanc, au plus haut des mâts, ces lettres rouges longues d’un mètre : P. M. S. S. C., qui n’étaient que l’abréviation du titre de la Compagnie maritime à vapeur de la malle du Pacifique.

Les temps ont changé depuis, et nous pouvons dire avec une certaine satisfaction que nous partageons désormais avec les Anglais le véritable empire des mers. Aujourd’hui, partout nos navires à vapeur se montrent à côté des leurs, dans tout l’Atlantique, dans tout l’océan Indien, dans les mers de Chine et du Japon, dans le Pacifique, et nous soutenons la concurrence sans trop de défaveur, que dis-je ? à notre avantage. Ceci soit dit sans esprit de clocher, car je suis pour ma part, j’en fais ici l’aveu, cosmopolite d’abord, Français ensuite.

De Valparaiso nous emmenions toute une cargaison humaine pour la déverser peu à peu le long des côtes. Il y avait là des gens de tous pays : des Anglais, cela va sans dire ; des Allemands et des Américains du Nord, des Yankees, comme on les appelle ; puis des Chiliens, des Boliviens, des Péruviens : les Hispano-Américains sont devenus volontiers voyageurs. Il y avait quelques Italiens, et cela ne surprendra pas ceux qui savent que, dans l’Amérique du Sud, surtout au Pérou et dans la Plata, il y a, sur certains points, de véritables colonies italiennes. Enfin il y avait bon nombre de Français. Nous voyageons plus qu’on ne croit, et dans toute l’Amérique espagnole il est certains emplois qui nous sont exclusivement réservés. À nous l’honneur d’être la-bas les premiers cuisiniers, les premiers hôteliers, cafetiers, liquoristes, les premiers coiffeurs, tailleurs, marchands de nouveautés, de parfumerie, etc. Volontiers aussi nous nous faisons maîtres de musique, de danse, de chant, de dessin, de peinture, de langue, d’escrime, professeurs ès arts et ès lettres. Nous avons là-bas nos théâtres, nous y apportons toutes nos modes. Que voulez-vous demander de plus ? Qui donc disait que le Français ne voyage pas ? Il voyage et ses mœurs avec lui, et ses idées bonnes ou mauvaises. Les modistes parisiennes trônent partout, du pôle Nord au pôle Sud. Nos romans font le tour du monde, et la Belle Hélène et la Duchesse de Gerolstein ont été jouées à la fois (est-ce une gloire pour nous ?) sur tous les théâtres de l’univers.

Parmi mes compagnons de voyage se trouvait un Français que l’amour de la musique avait amené au Chili quelque vingt ans auparavant. Il avait commencé à donner à Valparaiso des leçons au cachet ; mais ces leçons n’enrichissent guère, même au Chili, et il n’a-