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Page:Le Tour du monde - 18.djvu/182

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et la marche sur ce sol sans herbe et sans végétation est un véritable supplice.

Sakkar, 21 mai. — Nous sommes mouillés devant Sakkar (l’orthographe officielle est Sukkur[1]), ville musulmane doublée depuis très-peu d’années d’un quartier européen. Je monte au Post Office, vaste et confortable construction qui sert à la fois d’école et de library (cercle littéraire). Je ne trouve dans l’école que le maître (indigène) qui dort et se fait éventer par un de ses élèves ; deux autres répètent une leçon d’anglais dans la library, dont presque tous les livres portent l’estampille Shikarpoor. Voici pourquoi. Lors des premiers temps de l’occupation, Shikarpoor, grande ville indigène à seize miles dans l’intérieur, avait été le siége des autorités civiles et militaires, qui fondèrent une library ; mais le climat décima si rudement le personnel européen, qu’on dut transférer les survivants à Sakkar, et naturellement les livres les suivirent.

La library me paraît contenir sept ou huit cents volumes, presque tous très-modernes, littérature courante, peu de romans, beaucoup de bonnes histoires classiques, anglaises ou étrangères (traduites), un bon choix de voyages, mais presque rien sur l’Inde : c’est une lacune regrettable, que ne comblent pas suffisamment les livres noirs. J’appelle ainsi les mémoires grand in-4o, demi-reliure noire, que publie le gouvernement de Bombay sur diverses matières de travaux publics, d’industrie locale, de science appliquée à l’industrie (comme l’importante série de mémoires sur la géologie du nord-ouest de l’Inde). J’ai parcouru les livres noirs : au milieu d’un fouillis de choses d’intérêt local, j’ai trouvé des mémoires géographiques d’un véritable intérêt, notamment une monographie (avec planches et carte) de la tribu des Kosijas, absolument innommée dans nos meilleures cartes, et qui occupe les montagnes entre l’Inde anglaise et l’émirat de Kelat. L’esprit anglais excelle dans ces monographies : quand il s’est emparé d’un sujet, il est rare qu’il le quitte sans l’avoir épuisé.

Le Sakkar moderne m’a peu séduit ; mais à un demi-kilomètre plus loin j’ai bien le plus beau décor de théâtre qu’on puisse imaginer. Le fleuve, plus resserré, coule à travers le vieux Sakkar musulman, entre la forteresse à gauche, et une île à droite, sur laquelle s’élève une mosquée en partie écaillée de briques enduites d’un émail bleu ciel, le même qu’on peut admirer à Mossoul et à Bagdad. Derrière l’île se pressent, dans un pittoresque désordre, les habitations de la cité. La forteresse, bâtie en briques, n’a rien de bien redoutable, malgré ses créneaux et ses meurtrières, qui ont du avoir bonne mine au temps d’Aureng-Zeb ; mais elle a de belles proportions, et le rideau de palmiers qui borde le fleuve tout le long des remparts ne contribue pas peu à la singulière beauté de l’ensemble. Le palmier n’est pas seulement un arbre utile, je n’en connais pas qui soit plus ornemental. Prenez le plus laid village égyptien, la plus maussade ruine en terre battue que vous puissiez imaginer, vous n’avez qu’à jeter sur cette laideur l’ombre de deux palmiers, faire jouer un peu de soleil sur leurs troncs squameux ou sur ces longues feuilles tranchantes et dures qui semblent des faisceaux d’épées, — et toute vulgarité aura disparu : vous aurez à volonté le Nil, l’Atlas ou l’Andalousie.

Mais la perle de Sakkar, à mon sens, c’est un îlot qui reste à notre gauche, au moment ou nous venons de doubler la pointe de la citadelle. C’est une corbeille de verdure, — un fouillis de beaux et grands arbres qui mirent de tous côtés leur cimes vénérables dans les eaux de l’Indus. Sept ou huit mosquées, dont les dômes de briques tranchent vigoureusement sur le vert sombre des arbres, indiquent assez le caractère du lieu, consacré à la sépulture de quelques saints de l’Islam, peut-être à celle de quelque grand personnage d’un caractère plus profane. Ce qu’il y a, dans ce petit coin de terre, de fraîcheur, d’ombre et de paix est quelque chose d’impossible à décrire. Le fleuve lui-même, bruyant et rapide à cent mètres plus bas, est ici profond, calme, et comme recueilli. C’est à porter envie aux morts qui reposent dans cette ombre si bien choisie, si bien protégée contre les bruits importuns de la vie extérieure.

Je ne porte cependant envie à personne, et je ne suis pas exigeant en ce qui regarde le choix de ma dernière demeure, mais si j’ai un vœu à former, c’est de mourir bien loin de ces grandes villes où la sépulture des hommes est un article de police urbaine, tarifé comme les trois classes des chemins de fer, — où l’on suit un convoi le chapeau sur la tête, en causant du dernier manifeste du président Johnston. N’ayant pas assez de stoïcisme pour atteindre au fier dédain de Lamennais, j’espère un jour (il ne coûte rien d’espérer) reposer sous les ifs séculaires de mon petit cimetière breton, dans cette terre primitive et barbare ou les morts ne sont pas oubliés, et où des municipalités naïves n’ont pas encore appris à leur chicaner les quelques ares de terrain légués par dix siècles. Mais il y a grande témérité à des prévisions si loin, — ou si près. À quoi a-t-il tenu que je n’aie dormi mon dernier sommeil dans les sables de la « mer sans eau, » — ou sous les genévriers de quelque cimetière abyssin plein du fleurs et de parfums, — ou bien encore sous les euphorbes de Gondokoro, au bord du Nil Blanc, bercé par le murmure doux et profond du grand fleuve énigmatique dont la source est encore à trouver[2] ?

  1. Dans presque tous les noms géographiques de l’Orient, orthographiés à l’anglaise, la lettre u doit se prononcer a, plus rarement e. Pundjaub, Muscate, Umritseer, Lucknow, Calcutta, Burma, Bunder Abbas, prononcez Pandjâb, Mascate, Amritsîr, Laknau, Calcâta, Barma, Bender Abbas.
  2. Voyez les récits de ces divers voyages de M. Guillaume Lejean, tables du Tour du Monde. — Au sujet de la source du Nil, et sur ce que laissent à désirer les découvertes de Speke, Grant et Baker, voyez la Revue géographique du 2e semestre 1865, par M. Vivien Saint-Martin (Tour du Monde, tome XII).