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Page:Le Tour du monde - 18.djvu/181

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Rhin, qui n’est sur la carte du globe qu’un beau ruisseau, devenu célèbre pour avoir été franchi par vingt héros, ensanglanté par cent boucheries plus glorieuses les unes que les autres, et chanté en beaux vers par Becker et Lamartine. Ce qu’il a vraiment pour lui, c’est sa cascade de Schaffouse, qui n’a qu’un défaut : c’est d’être inférieure à cinquante au moins des cascades d’Abyssinie.

Nous avons remonté lentement le courant, et vu défiler successivement, à notre gauche, les maisons et les jardins de Kotree, formant un charmant décor de théâtre ; puis un railway en construction, puis enfin la campagne, plate, cultivée, bien peuplée, quoique les villages nous semblent assez misérables. Sur la droite, derrière un épais rideau d’arbres, pointent les mosquées d’une grande ville : c’est Haïderabad, la capitale du Scinde. La circulation entre les deux villes me paraît assez active, si j’en juge par le va-et-vient des steamers qui font ce service. Plus au nord les arbres deviennent plus rares, les dunes plus nombreuses : c’est le champ de bataille de Miani (Meeanee), où les émirs Talpouris, qui régnaient sur le Scinde, furent battus, il y a vingt-trois ans, par l’armée anglaise sous les ordres de sir Charles Napier. La victoire, décidée surtout par l’artillerie anglaise, coûta fort cher aux vainqueurs, et la conquête du Scinde en fut a suite. Haïderabad se rendit, les émirs capitulèrent, et leur zenana (harem) fut respecté, mais les femmes qui le composaient furent laissées libres d’emporter leurs bijoux et de suivre ou de ne pas suivre leurs époux. Elles profitèrent largement de cette double liberté, prirent cinquante millions de diamants et d’autres valeurs, et s’en allèrent vivre en grandes dames où il leur plut : une seule suivit son sire. Voilà l’amour dans la polygamie ! Et dire que j’ai lu un Jocrisse de voyageur qui se fait l’avocat de cet amour naturel !


Paysan du Scinde. — Dessin de Gilbert d’après une photographie tirée de l’ouvrage People of India.

Nous voyons passer devant nous, rapides comme des flèches, les barques indigènes à la proue carrée élégamment ornée, et les pêcheurs couchés à plat ventre sur d’énormes vases en terre cuite qui leur font l’office d’outres : leurs longues jambes nues leur servent d’avirons pour se diriger au milieu du courant. C’est miracle qu’il n’y en ait aucun d’entraîné sous les palettes du steamer. Avec la hampe de leurs longs filets dressée, perpendiculairement au fil de l’eau, à une hauteur de trois à quatre pieds, ils ressemblent à des naufragés entraînés à la dérive et s’accrochant à une épave. Je ne comprends pas parfaitement les avantages de ce mode singulier de pêche, vu la force du courant qui, en moins d’une heure, entraîne le pêcheur à une distance énorme en aval, et l’oblige à revenir chez lui par terre, chargé de ses filets et de son gros flotteur : j’en vois beaucoup passer, ainsi accoutrés, sur les deux rives.

Le premier soir, nous avons stoppé à une wood-station, pour charger du bois (les steamers de l’Indus ne brûlent pas de houille) et pour passer la nuit. Nul vapeur ne se hasarde à naviguer de nuit sur ce fleuve, du moins en mai : le pilote a bien assez à faire, le jour, à se reconnaître parmi les bas-fonds qui changent presque chaque année. Nous avons rencontré justement un beau vapeur échoué en plein milieu de l’Indus, et que deux autres steamers sont en train de décharger pour pouvoir le remettre à flot. Au moment où nous passons devant, la sonde nous donne trois pieds (anglais).

La station où nous sommes arrêtés est une vraie forêt vierge, un bois de babool tree (mimosa arabica) extrêmement pittoresque, plus que ne le sont en général les forêts de l’Est-Afrique, qui sont beaucoup trop clair-semées. À part cette différence, ce lieu me rappelle assez la partie du Nil Blanc appelée les Sunt (sunt est le nom arabe du mimosa). Je suis descendu à terre pour faire une petite promenade, mais je ne tarde pas à rentrer : il fait une chaleur accablante sous le couvert, bien que le soleil soit couché. La terre blanchâtre et friable, piétinée par les bûcherons, a l’air de cendre encore tiède,