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Page:Le Tour du monde - 18.djvu/186

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Ceux-ci ont rétabli la balance au moyen de quelque chose comme une tasse de thé sucré d’une certaine façon, et le rajah est allé s’endormir au ciel du prophète dans le sein de Mahmoud le Gaznevide. Le régent qui gouverne au nom du prince mineur a vaillamment accepté la guerre, le sang coule, une forteresse a sauté. Il va sans dire que c’est le paysan qui paye tous les frais de la guerre civile. Les sujets anglais, séparés par un fossé ou un ruisseau de ce bienheureux territoire de Bhawulpore, doivent au bruit du canon, éprouver quelque chose de la jouissance égoïste peinte dans les deux vers célèbres :

Suave mari magno…
E terra magnum alterius spectare laborem.


IV


Arrivée à Moultan. — Pèlerinage du Sakkar. — Légende du sultan Chaki. — Lahore : visite au gouverneur.

Moultan, 3 juin. — Enfin, après dix-neuf jours de montée, nous débarquons à l’escale de Moultan, dans une prairie déserte, à quelques pas d’une station de chemin de fer où nous nous hâtons de nous entasser. En quelques minutes nous sommes à Moultan.

J’aurais voulu avoir le temps de faire intime connaissance avec cette grande ville, antérieure à Alexandre, et le dernier rempart de l’indépendance des Sikhs en 1849. Elle fut cette année enlevée par les Anglais, malgré l’intrépide défense de Moulradj Sing, chef de l’oligarchie sikhe, insurgée contre un protectorat bien modéré, à coup sûr. Un vieil officier français au service de Lahore, le général d’Outtremains, se fit tuer sur la brèche. J’ai vu la massive citadelle de Moulradj, mais elle n’a rien qui intéresse le voyageur. Ce que j’aimerais bien mieux voir, c’est la foire de Sarwar, à vingt lieues de Moultan, à l’ouest, derrière l’Indus : c’est la plus admirable occasion de faire l’ethnographie de cinq ou six nations et de soixante tribus à deux cents milles à la ronde. Malheureusement la foire, si j’en crois mes calculs, est close depuis six semaines. Deux photographies, que je réussis à me procurer, me consolent un peu de ce contre-temps (voy. p. 184 et 185).

Sarwar est un lieu de pèlerinage et il s’y tient une foire célèbre : cette coïncidence dit assez que le lieu est musulman. C’est, en effet, un ziaret (on dirait en Algérie un marabout) qui marque la tombe d’un saint de l’Islam, Sultan Chaki, natif de Bagdad, venu dans ce pays avant l’époque du Ghaznevide pour convertir les infidèles. Ghaki était, s’il m’en souvient, un gentilhomme arabe, et un homme d’épée, ce qui n’est pas du tout inconciliable avec l’apostolat musulman. Il fut tué en défendant ses coreligionnaires lors d’une invasion des Hindous brahmanismes, et tous les musulmans du pays ayant été exterminés dans cette bataille, sa mémoire se perdit dans la contrée, et le lieu de son martyre resta ignoré pendant plusieurs siècles.

Longtemps plus tard, une caravane de Bagdad passait en ce lieu. Un pieux marchand nommé Hadj Esaü en faisait partie. La caravane s’était arrêtée pour le campement du soir, et, selon l’usage, les serviteurs s’étaient mis en quête d’eau et de bois pour préparer le souper. Un serviteur d’Esaü, rapportant dans un vase de bois de l’eau qu’il avait puisée au réservoir, faillit tomber à la renverse en voyant cette eau changée en sang. Son maître, moins facile à effrayer, comprit que le sang de quelque saint avait coulé en cet endroit et se mit en prières.

À minuit, lorsqu’on se mit à charger les chameaux pour la marche, le chameau que montait Esaü se trouva boiteux et incapable d’aller en avant. La caravane partit, et Esaü resta seul auprès de l’animal estropié, livré à de sombres pensées. En ce moment il vit venir sur la route un cavalier bien monté qui le héla :

« Que fais-tu là, Esaü,’quand tes compagnons sont déjà loin ?

— Comment faire pour les suivre, répliqua le marchand, avec un chameau infirme ?

— Ne perds pas courage, ô croyant ! reprit l’inconnu. Dieu a voulu te faire savoir, par un prodige, que le lieu où tu reposes en ce moment a été sanctifié par la mort des fidèles. Ici, Sultan Chaki et ses disciples ont péri en confessant l’Islam en face des païens. Or je suis Sultan Chaki, et ma sépulture n’a pas encore reçu les honneurs qui lui sont dus. Pour te prouver que je ne t’en impose pas, je guéris ta monture par le pouvoir de Dieu. Maintenant, va rejoindre tes compagnons, et dis-leur ce que tu as vu et entendu. »

Esaü joyeux rejoignit la caravane, raconta l’histoire à ses amis émerveillés, et leur montra, en témoignage du miracle, des clous gros comme des clous de barque, qu’il avait extraits de la jambe de son chameau. Deux des voyageurs se moquèrent de lui et lui déclarèrent nettement qu’ils voyaient bien les clous, mais que rien ne prouvait que ces clous fussent sortis de la jambe en question. À peine avaient-ils parlé, qu’un de ces douteurs intempestifs devint aveugle, l’autre boiteux. Esaü, qui n’avait pas de rancune, les guérit sur l’heure, et ils devinrent les plus fervents adeptes du miracle.

Au retour de la caravane à Bagdad, le patriotisme religieux de la ville des khalifes s’émut profondément, des pèlerins affluèrent, chargés d’offrandes, à Sarwar, et, en dépit de son nom brahmanique et sanskrit (Sarwara, Sareswara), ce lieu devint un ziaret musulman des plus célèbres ; un temple magnifique s’éleva sur la tombe de Sultan Chaki, et à l’époque du pèlerinage annuel, qui attire des milliers de musulmans hindous, afghans, beloutchis, sindhis, une très-grande foire se tient sur le lieu même du pèlerinage.

Le merveilleux en matière religieuse varie peu selon les races et les pays, peut-être parce que le mysticisme dont il procède se meut dans un cercle assez restreint de manifestations. Ceux qui ont lu l’histoire du paysan Nicolasic et de la construction de la fameuse église de Sainte-Anne d’Auray, en Bretagne,