Aller au contenu

Page:Le Tour du monde - 18.djvu/187

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

reconnaîtront que c’est, sauf quelques détails locaux, l’histoire de Sarwar et du marchand Esaü.

Lahore, 4 juin. — Une nuit passée en chemin de fer me mène à Lahore ou j’arrive de grand matin. Je me fais mener à l’hôtel Victoria, dans la ville anglaise. Cette ville anglaise est, comme dans toute l’Inde, un immense éparpillement de villas qui couvre plus d’une lieue carrée et qui ne ressemble pas mal à nos environs d’Enghien.

Je ne veux pas perdre le temps à décrire Lahore, et ses monuments dignes des beaux temps de l’art indo-musulman dont ils ne datent pas, mais dont ils sont des imitations réussies. Le palais de Char-Bagh, ce petit Fontainebleau indou, avec ses eaux et ses ombrages, et le tombeau de Rundjet-Sing, qui n’a guère plus de vingt ans de date, sont, je crois, ce qu’il y a de mieux à voir. La relation de Jaquemont est fidèle, mais je conseillerais plus volontiers Tavernier, observateur plus ingénu et moins parisien.

Les affaires avant tout. Je prends un fiacre et me fais conduire à une lieue de l’hôtel, à la lieutenance générale du Pandjâb. Je suis introduit près du lieutenant gouverneur, M. Macleod : je trouve un homme âgé, de figure à la fois grave et accueillante, d’un aspect presbytérien moins la raideur, un type net, aimable et accentué de la prédominance du gouvernement civil dans le pays le plus militaire, le plus nouvellement conquis et le plus exposé de l’Inde anglaise.

Nous allons vite au fait. Je lui expose mon intention de pénétrer à tout risque dans l’Hindou Koh, c’est-à-dire dans les montagnes libres entre l’Afghanistan et le Turkestan : c’est là qu’habitent les mystérieux Siahpoch, cette race blanche vivant à peu près, dit-on, à l’état édénique, et où j’ai la quasi-certitude de trouver le premier anneau de la grande chaîne des peuples indo-germains, c’est-à-dire de presque toutes les races civilisées. J’ajoute que mon projet est simple : c’est de tâcher de gagner Djellalabad, dans le royaume de Kaboul, et de là, de me rendre comme je le pourrai chez les Siahpoch. Je termine en lui demandant le concours moral que le gouvernement donnerait à un voyageur anglais dans ma position, sous forme de recommandations, d’appui près des indigènes.

Il m’écoute avec beaucoup d’attention, — et me refuse net.

Je reste un peu surpris, et je lui demande s’il a l’intention de m’empêcher par force de passer la frontière.

« En aucune façon, me répond-il avec calme. Seulement, comme tout voyageur européen qui voudrait entrer en ce moment dans le Kaboulistan serait parfaitement sûr de périr, nous en refuserions la permission à nos officiers s’ils s’avisaient de la demander, et quant à un voyageur étranger comme vous, nous ferions pour sa sécurité tout ce qui est en notre pouvoir, en lui prouvant par toutes nos informations que sa tentative est insensée, et s’il y persistait, en lui refusant toute aide pour courir à la mort. »

Il n’y avait qu’à reconnaître là une sage sollicitude, et à remercier cordialement. Je le fais : mais je n’étais pas convaincu. Je modifie ma demande en sollicitant seulement une recommandation pour le sous-préfet (deputy commissionner) de Peshawer (prononcez péchaour), poste avancé de la domination anglaise sur la frontière afghane, et où je voulais au moins m’assurer des difficultés du voyage projeté et les toucher en quelque sorte du doigt.

M. Macleod me fait donner cette recommandation par son secrétaire, M. Thornton, aimable et studieux jeune homme dont je me propose de cultiver plus amplement la connaissance. Comme moyen de transport, il me conseille de traiter de gré à gré avec une entreprise de dak (diligence indigène) plutôt que de prendre le governement van, dont les tarifs sont plus élevés que ceux de l’industrie privée. Je suis le conseil et je m’en trouve bien. Mes préparatifs sont vite faits : ce soir, à dix heures, je serai en route pour Peshawer.

Le dak que j’ai loué est un singulier véhicule. C’est une caisse verte, un fourgon fermé contre la poussière et la chaleur. Mon domestique y a installé deux lits, un pour moi, un pour lui. Je ne changerai cette voiture qu’à Attok.


V


Départ pour Peshawer et l’Afghanistan. — Jelum. — Passage de l’Hydaspe. — Théâtre de la victoire d’Alexandre sur Porus. — Récits grecs contrôlés sur le terrain.

Bawul Pindi, 6 juin. — Rien de bien marquant depuis mon départ de Lahore avant-hier. J’ai marché lentement, grâce à des stations prolongées aux dak bungalows, qui sont la même chose que les travellers’bungalows déjà décrits. Je n’ai pas à me plaindre des chevaux : petits, secs, nerveux, ils vont comme les chevaux de la poste valaque. Beau pays, riche, plantureux, légèrement monotone. Il ressemble assez aux plaines de la Saxe.

Hier, j’ai franchi le Jelum (Djelam) à la tombée de la nuit.

Le Jelum est l’Hydaspe des Grecs, le Vitasta sanscrit : le lieu où je l’ai passé n’avait rien de bien pittoresque. Une plage nue et humide, un fleuve rapide, sans être écumeux comme il apparaît à cinquante lieues plus haut ; deux longues îles boisées au milieu du fleuve, et sur l’autre rive le maigre profil de la ville de Jelum que domine un clocher chrétien, signe évident d’un groupe de population européenne ; au fond, un fouillis de collines basses terminant une plaine d’aspect monotone, à peine accidentée de quelques massifs d’arbres éparpillés le long du fleuve. En somme, une perspective sans charme et sans grandeur. Le seul détail qui le relève un peu est un groupe d’indigènes que je trouve au bout du pont, avec deux éléphants, que je ne puis m’empêcher de trouver malpropres et scabieux. C’est le souvenir des éléphants libres vus par moi dans les prairies de la Nigritie, qui nuit par la comparaison à ces bonnes bêtes obéissantes et paisibles.