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Page:Le Tour du monde - 18.djvu/188

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D’où vient le petit frisson d’émotion et de respect que j’éprouve en franchissant ce fleuve, presque vulgaire d’aspect si je le compare à tant d’autres ? C’est que mon imagination reconstitue sans effort la grande scène épique qui s’est passée là, il y a vingt-deux siècles. Je suis sur le champ de bataille de l’Hydaspe, ou se sont heurtées l’Inde et la Grèce sous les deux figures épiques de Porus et d’Alexandre le Grand.

Quand je songe que cette berge plate et ennuyeuse, que je vois sur ma droite, a entendu un des cris les plus magnifiques qu’ait jamais poussés une grande âme affamée de gloire : « Athéniens ! si vous saviez que je m’expose à tant de périls pour mériter vos louanges ! » Des pédants vertueux ont vu une folie théâtrale et puérile dans cet hommage spontané, sincère, rendu par un soldat à l’intelligence et à l’opinion du monde civilisé. Tout ce qu’on peut dire, c’est que le héros attendait trop de l’impartialité de ce peuple athénien qu’il acceptait ainsi pour juge de sa gloire. La génération de Marathon, même celle du siècle suivant, l’eût compris : celle à qui Phocion disait de si rudes vérités ne se rappela qu’une chose, c’est quelle avait été battue à Chéronée et ailleurs, et il est toujours dangereux d’humilier les gens d’esprit. Les battus de Chéronée ont repris leur revanche dans les pamphlets et les calomnies qui pèsent depuis deux mille ans sur le nom le plus brillant (je n’ai pas dit le plus pur) de toute l’antiquité.


Le palais de Char-Bagh, à Lahore. — Dessin de E. Thérond d’après une photographie.

Que le lecteur me permette ici une page d’histoire : je n’aurai pas souvent la bonne fortune de trouver Alexandre sur mon chemin. J’ai justement dans ma valise un livre, un seul, c’est l’Expédition d’Alexandre d’Arrien. Les livres pèsent lourd en voyage, et j’ai choisi celui là entre tous. J’y tiens pour deux raisons : d’abord il est le seul historien sûr du héros macédonien, car il s’est borné à mettre en ordre les mémoires d’un des meilleurs généraux d’Alexandre. Il écrit mal, c’est vrai : quand on le lit en français on croit lire du Barante ; mais c’est pour moi une garantie qu’il n’a pas cédé à la préoccupation littéraire, comme le très-charmant et très-dangereux Quinte-Curce. La seconde raison tient à l’exemplaire même dont je me sers : c’est une bonne édition grecque-latine qui m’est sacrée, ayant appartenu à l’illustre orientaliste Fresnel, jadis consul à Djedda et mort au champ d’honneur de la science, durant une mission aux ruines de Babylone.

Je résume en trente lignes le récit d’Arrien.

Après avoir passé l’Indus, Alexandre était arrivé sans combat jusqu’aux bords de l’Hydaspe, qu’il trouva gonflé par les pluies estivales et la fonte des neiges. Il ne pouvait donc pas songer à le passer à gué : il avait bien les barques qui lui avaient servi à passer l’Indus, et qui, démontées, avaient été transportées pièce à pièce vers l’Hydaspe ; mais on ne risque pas une semblable opération dans un pays découvert, en face d’une armée aguerrie, et le plus brave des radjas (rois) indiens, Porus, occupait la rive gauche avec trente-six mille hommes et des éléphants. Il fallait donc recourir à quelque stratagème, et voici celui qu’il trouva.

À trois ou quatre lieues du camp se trouvait une pointe rocheuse, boisée, au pied de laquelle l’Hydaspe faisait une courbe : en face était une île déserte, également boisée. Ce fut là qu’Alexandre songea à tenter le passage. Il profita d’une nuit d’orage pour marcher à la pointe en question, puis, à l’aube, il passa sans obstacle dans l’île avec son principal corps d’armée : la réserve avait été laissée au camp.

Le passage de l’île à la rive gauche, opération beaucoup plus hasardeuse, se fit, grâce au ciel, avec le même bonheur.

Le roi, en débarquant, s’aperçoit qu’il a pris terre dans une grande île séparée de la terre ferme par un canal ou nullah (comme on dit aujourd’hui dans l’Inde) assez étroit, mais que l’orage de la nuit précédente avait rempli et qui offrait bien des difficultés surtout à l’infanterie. On le franchit néanmoins avec de l’eau jusqu’aux aisselles, en face du corps ennemi commandé par le fils de Porus, qui n’eut pas la présence d’esprit de disputer le passage du canal aux Macédoniens. Il lui en coûta fort cher : il fut culbuté, tué avec quatre cents hommes, et Porus ne se présenta en ligne que quand toute l’armée eut passé et pris ses positions. Dès