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Page:Le Tour du monde - 18.djvu/196

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s’appelle Kalin-ke-Seraï, et on pense que c’est l’ancienne Taxila. C’était la capitale de Taxile, le premier allié qu’Alexandre eut dans l’Inde, un de ces habiles comme on en trouve presque toujours dans les pays envahis par l’étranger : gens pratiques, qui savent que les héros meurent habituellement d’une mort précoce, et qui aiment mieux vivre en goujats le plus longtemps possible, titrés et pensionnés.

J’aime mieux une belle légende bouddhique qui prétend expliquer le nom de Taxila. Bouddha, dit-on, passant par là, et voyant un malheureux qu’on allait décapiter, voulut le racheter, mais il était pauvre. Que fit-il ? Il donna sa tête à la place de celle du condamné, et le lieu s’appela Tachkasila, « la tête coupée ». C’est une belle lecon de charité : acceptons-la d’un cœur simple, car si nous voulons épiloguer, nous pouvons nous demander où était le mérite du sacrifice de la part d’un Dieu incarné certain de ressusciter quelques instants après comme si rien ne s’était passé.


Femme du Scinde. — Dessin de Gilbert d’après une photographie tirée de l’ouvrage : People of India.

Naochera, 7 juin. — J’ai passé l’Indus la nuit dernière, en face d’Attok, et en bac : les eaux sont assez hautes, et le pont de bateaux ne fonctionne que quand elles sont basses. Ce passage a une mise en scène qui n’a pas déplu à mon imagination, mise en éveil par le souvenir de tous les hommes célèbres qui ont passé en cet endroit, d’Alexandre à Tamerlan.

La nuit est d’un noir opaque, le temps est triste : il a plu par instants. La plage est absolument déserte. Je n’aperçois qu’une lumière isolée dans une cabane sur les rochers, la hutte du passeur sans doute. Mes yeux, qui s’habituent à l’obscurité, entrevoient sur le fond noir du ciel une ligne encore plus noire, la silhouette des rochers superbes et nus qui dominent Attok et Khairabad. C’est entre ces deux villes qu’est le principal étranglement du fleuve, épanoui un peu plus haut en une sorte de lac de plus de trois lieues de large. Je ne vois pas le fleuve, j’entends à peine une sorte de murmure étouffé, comme la respiration d’un lion endormi. Je ne puis dire tout ce qu’il y a d’imposant dans ce soupir harmonieux et doux qui sort par intervalles du fond de l’abîme. Un ruisseau que j’arrêterais du pied fait plus de bruit que ce géant des fleuves d’Asie.

Mon postillon est allé chercher le passeur : il tarde beaucoup. Je veux m’approcher à tâtons de la berge et je bute sur une vague de sable. Rendu plus prudent, je retourne sur la route, l’homme arrive, le passage s’effectue en un quart d’heure. Les indigènes, pour ne pas avoir à payer le droit de passage, se mettent debout sur de petits radeaux et se laissent dériver pour couper obliquement le courant. Je reprends un dok tout attelé que je trouve sur la rive droite : il va sans dire que j’ai laissé l’autre sur la rive opposée. Au matin, je suis à Naochera.

Je suis depuis quelques heures dans l’ancienne Cophène, aujourd’hui l’Afghanistan anglais. C’est une province que Rundjet-Singh avait enlevée aux Afghans, et les Anglais en ont naturellement hérité en 1849. C’est un triste pays, avec des steppes près desquelles la Champagne pouilleuse serait un vrai Eldorado. Ce qui me console un peu, c’est qu’ici les grands souvenirs pullulent. Je crois reconnaître l’Aornos d’Alexandre dans un groupe très-pittoresque de montagnes, isolé dans la steppe, sur ma droite, et appelé aujourd’hui Pandjghir, « les cing som-


    res et de roches qui semblent avoir roulé des montagnes du nord. C’est dans ces débris, parmi des gypses et des argiles, que gisent, à cent cinquante ou deux cents mètres d’élévation, les dépôts de muriate de soude dont ces collines ont tiré leur nom. À l’époque de Rundjet-Singh, l’exploitation de ces mines occupait six cents ouvriers pendant neuf à dix mois de l’année et faisait entrer quatre et demi lacs de roupies (un million cent vingt-cinq mille francs) de bénéfice net dans la caisse du maharadja. On trouve dans l’atlas de la grande relation de Victor Jacquemont une coupe géologique très-étudiée de la Chaîne de Sel, et dans le IIIe volume de son journal une description très-étendue des salines et de leur exploitation. Voy. deux vues de cette chaîne, p. 197 et 198.