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Page:Le Tour du monde - 18.djvu/210

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deur à désespérer l’écrivain le plus habile aux descriptions de ce genre. L’immense cité se développe parmi de vastes jardins du milieu desquels émerge sur la crête de son long rocher l’antique citadelle Harita : l’Hydaspe y circule en tortueux méandres et sa rapidité contraste avec les eaux immobiles de vingt canaux où vont et viennent des centaines de barques effilées comme les caïques du Bosphore ; autour de la ville, au lieu de ces faubourgs ternes et crasseux qui déshonorent les abords de toutes nos capitales, je vois étinceler partout dans le vert sombre des jardins et des avenues de platanes, les frêles et coquettes maisons en bois qui penchent sur le fleuve leurs balcons découpés et fouillés comme une dentelle. À mes pieds vient aboutir la fameuse avenue de peupliers, longue de deux kilomètres, large comme la rue de la Paix ; les arbres qui la forment ont cent pieds de haut, et les promeneurs, vus de mon rocher, m’apparaissent comme de grosses fourmis. Sur ma droite, le lac envahi par une végétation puissante forme d’épaisses roselières qui s’étendent de plus en plus malgré la faucille du paysan ; dans la partie restée libre, trois ou quatre palais toujours inhabités mirent leurs pavillons multicolores et leurs majestueux alignements de platanes. C’est une magie perpétuelle, et ce qui est mieux, une magie attrayante. Je comprends le nom de Venise indienne donné à ce grand bijou. Certes la reine des lagunes est bien plus imposante et plus monumentale, mais ce beau musée est un peu triste, et n’a rien d’engageant comme séjour. Les eaux plombées qui battent le quai des Esclavons sont plus belles dans un tableau de Ziem que dans la réalité, et les lagunes où je n’ai vu que de laides petites forteresses lutteraient difficilement avec celle de Srinagar, toute semée de fleurs, de verdure et d’ambre.

Le résident anglais, M. Cooper, pour qui j’avais une lettre d’introduction, me proposa le jour même de me présenter au maharadjah, qui donnait précisément ce soir-là un dîner et une fête de nuit. On pense bien que je ne me fis pas prier. La fête ne manquait pas d’une certaine mise en scène. Les invités arrivaient en barque au pied du palais et débarquaient aux flambeaux sur le grand escalier, qui ressemble un peu à un traghetto vénitien ; puis on passait entre une double haie de cipayes et d’officiers de service jusqu’au salon, où l’on était reçu par le fils du maharadjah, puis par le souverain lui-même, que j’étudiai avec une curiosité bien naturelle. Rambir-Sing est un grand bel homme d’une quarantaine d’années. Ses manières sont dignes et courtoises, et son extérieur affable et gracieux est loin d’être la peinture fidèle de son caractère. C’est du reste un trait commun à toute la gentilhommerie de l’Inde. Il est le fils et le successeur du maharadjah Gaulab-Sing, connu de nos belles compatriotes par les magnifiques châles qui lui valurent, il y a douze ans, la grande médaille à l’exposition universelle. Je n’ajouterai pas que Gaulab était un coquin ; ce n’est pas un signe particulier dans l’almanach de Gotha de l’Asie. Quand il mourut, les pandits ou prêtres brahmanes déclarèrent que son âme, fidèle aux lois de la transmigration, avait passé dans le corps d’une abeille : les mauvaises langues ajoutaient que c’était en mémoire de l’habileté avec laquelle il avait butiné toute sa vie et fait son miel aux dépens de tout le monde. Mais un jour le bruit se répandit au palais que l’abeille sacrée, rasant par un jour de beau soleil les eaux claires de l’Hydaspe, avait été avalée au passage par un poisson, dont l’âme de Gaulab devenait ainsi la locataire inattendue. Après longue consultation, et la nouvelle que l’accident avait eu lieu entre les ponts No 1 et 2, Rambir-Sing lança un décret d’après lequel il était défendu de pêcher entre ces deux ponts. Quel scandale en effet si l’âme orthodoxe de Gaulab-Sing avait été exposée à passer par un malheureux coup de fourchette dans l’enveloppe grossière de quelque brave capitaine anglais nourri de roastbeef et abreuvé de bière !

En fait de décrets amusants, celui que j’ai cité n’est pas le chef-d’œuvre de Rambir : il en a bien d’autres. Il s’est aperçu, il y a deux ou trois ans, que les touristes visiteurs de Cachemir se livraient à une large exportation de deux articles qui lui semblaient de première nécessité au point de vue de l’industrie nationale : de là un décret qui a été traduit et inséré sans commentaires dans le Calcutta gazette. On aurait tort, en effet, de commenter d’aussi belles choses :

« No women or no mares are allowed to be brought out of the Maharadja’s territory without a special leave from His Highness or his officers. »

« Il est expressément défendu d’exporter des femmes ou des juments du territoire du maharadjah sans une permission spéciale de Son Altesse. »

Il paraît que la race de chevaux du Cachemir est une race de prix : j’avoue, en rougissant, que je ne suis pas assez bon maquignon pour en juger. Quant à la beauté des Cachemiriennes, elle est plus aisément appréciable, et je pus ce soir-là même m’en former une idée, car une exhibition de danseuses ou bayadères est le complément obligé de toute fête dans ce pays. J’y vis l’élite des bayadères de Srinagar, à commencer par la fameuse Gaulabié, dont le profil grec orne l’une des pages du voyage du colonel Torrens. Elles étaient là quinze à vingt femmes, couvertes d’or et de bijoux depuis l’oreille jusqu’à la cheville inclusivement ; leur beauté, plastique et froide, s’harmonisait bien avec leur danse, qui n’était qu’une succession de poses sculpturales d’un caractère tout antique. Elles s’avançaient deux à deux, glissant sans marcher, se mouvaient lentement, mollement, avec un art très-étudié et toujours correct : on eût cru voir un bas-relief de temple grec de la bonne époque. Une sorte de trépidation du pied nu faisait résonner les anneaux et les grelots d’or qui surchargeaient le bas de la jambe, et ce bruit métallique et cadencé finissait par produire sur l’oreille et sur les nerfs l’effet le plus étrange. Je n’ai pas besoin d’ajouter que les bayadères forment