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Page:Le Tour du monde - 18.djvu/32

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jour maigre. Un long échange d’objections de la part de Toki et de raisonnements de la mienne l’amena à conclure ainsi : « Je comprends, vous avoir beaucoup de viande ; vous faire la guerre et laisser pourrir les morts. »

Les gens de l’île Ouen, me disait Toki, ne mangeaient jamais les grandes personnes de leur tribu, même lorsqu’elles étaient vieilles, tandis qu’à Kanala et sur plusieurs autres points, lorsqu’un habitant de la tribu était jugé trop vieux, on faisait une espèce de cérémonie à la suite de laquelle il était immolé et mangé. Quelquefois cependant, à l’exemple des Massagètes, ils se contentaient de l’immoler et de l’enterrer ensuite. La victime ne faisait du reste aucune récrimination, ce qui prouve encore combien peu ces races font cas de l’existence dès qu’elle commence à perdre de sa force, soit sous l’influence de l’âge, soit sous celle de la maladie.

Toki m’avoua cependant qu’à Ouen on mangeait jadis ceux qui, coupables d’une faute grave, tombaient sous le tomahawk d’un chef. On dévorait aussi les enfants lorsqu’ils n’étaient pas bien conformés ou que la famille était trop nombreuse ou le père malade et incapable d’aller chercher toute la nourriture nécessaire. Dans le cas où l’on avait décidé du sort du pauvre enfant et qu’il devait mourir, le père et la mère aussitôt après sa naissance portaient ce petit être au bord de la mer le lavaient bien, puis le faisaient cuire dans la terre à la mode ordinaire avec des taros et des ignames. « Ça faisait beaucoup de bien à la mère, » ajouta Toki comme conclusion.


Faké, chef kanala. — Dessin de Neuville, d’après une photographie de M. E. de Greslan.

En sa qualité d’ancien matelot, Toki avait peu de préjugés et, au lieu de cacher tous ces odieux détails, il les racontait avec un admirable sang-froid et une profonde insouciance, différant en cela des autres indigènes qui n’osent pas parler aux blancs de ces anciens usages de leurs tribus. L’horreur qu’ils nous inspirent et qu’on ne leur cache pas les rend plus honteux que repentants, car la plupart d’entre eux en sont encore à regretter le bon vieux temps.

Pressés de rejoindre la frégate la Sibylle, qui, d’un moment à l’autre, pouvait quitter pour la France le port de Nouméa, mes compagnons d’excursions ne purent, en dépit de leurs désirs et des miens, prolonger beaucoup leur séjour à Kanala. Nous prîmes pour retraverser l’île une route plus orientale que celle que nous avions suivie en venant ; elle est peut-être aussi plus courte, quoiqu’elle soit plus accidentée, et j’engage les voyageurs à la préférer toutes les fois qu’ils ne sont pas chargés de bagage et que le temps est beau. Elle passe par les points ou les stations suivantes : de Kanala à Quoindi, quatre heures de marche ; de Quoindi à Dembacoué, trois heures ; de Dembacoué à Ahouhoui, trois heures ; de Ahouhoui à Ehia, trois heures ; de Ehia à la rivière de Ouenghi, deux heures ; de cette rivière à celle de Tontouta, trois heures ; des bords de la Tontouta à ceux du Bangou, quatre heures ; de Bangou à Nehoué, trois heures ; de Nehoué à Païta, deux heures ; de Païta à Port-de-France, cinq heures.

Nous ne franchîmes pas cette dernière étape sans nous arrêter à mi-chemin, à la station que mon ami M. E. de Greslan a élevée sur les bords de la Dumbéa. Fixé depuis longtemps dans la colonie, admirateur passionné du beau et artiste plein de goût, il applique avec succès la photographie à la reproduction des scènes et des paysages de sa patrie insulaire, et c’est à lui que je dois d’avoir pu offrir au Tour du monde des images vraies du sol calédonien et des types réels de ses habitants indigènes.

Notre voyage de retour dura quatre jours et demi ; je dois ajouter que, malgré toutes les petites misères qu’il présente, le parcours de cette route laisse chez ceux qui l’accomplissent un très-agréable souvenir. J’ai eu l’occasion de rencontrer, deux ans après, mes compagnons de voyage à Taïti et à Paris, et ils avaient encore présents dans la mémoire jusqu’aux moindres détails de cette excursion.

J. Garnier.

(La suite à la prochaine livraison.)