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Page:Le Tour du monde - 18.djvu/38

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revenir sur nos pas ; du reste la mer était presque calme, le Secret serait remis à flot à la marée montante ; il ne courait aucun danger ; l’échouage pour une embarcation de faible tonnage, dans des circonstances semblables n’effraye ordinairement pas un marin ; et personne à bord ne soupçonnait à ce moment l’horrible sort qui était réservé au malheureux équipage du cotre le Secret.

À midi environ nous mouillâmes dans la baie Chasseloup. Nous jetâmes l’ancre très-près du rivage qui présentait une rangée de collines assez dénudées et de moyenne hauteur. Elles suivaient les contours de la baie, ne laissant entre elles et la mer qu’une bande de faible largeur pleine de broussailles. Une seule case se voyait au bord de la mer. Cependant les flancs des collines étaient couverts de naturels et l’on en voyait constamment arriver de nouveaux qui défilaient l’un après l’autre dans un sentier qui suivait exactement l’arête supérieure des collines.

Tous ces torses nus et noirs se détachaient vivement sur l’horizon éclairé ; des villages populeux devaient exister dans l’intérieur, et leurs habitants accouraient pour voir de près la Fine, qui, pour eux, était un immense vaisseau. À notre droite était un petit îlot, sur lequel nous distinguions quelques cases et leurs habitants. Ceux-ci paraissaient peu rassurés sur nos intentions, car ils déménageaient en pirogues, à la hâte, leurs ustensiles de pêche,  etc., et fuyaient au plus vite en emportant leurs enfants. Les hommes et les jeunes gens, pour lesquels il ne restait probablement plus de place dans les pirogues, gagnèrent à la nage la grande terre. À marée basse on peut aller sur cet îlot sans perdre pied, et l’envahissement constant des palétuviers qui abondent sur les deux rives opposées ne tardera pas à les réunir.

Tous ces mouvements et l’affluence des Kanaks sur le rivage, indiquaient chez eux une certaine appréhension, peut-être aussi des intentions hostiles. Cependant, nous devions communiquer avec eux pour obtenir les renseignements dont nous avions besoin ; M. Banaré fit donc armer la chaloupe avec dix hommes bien munis de fusils et de pistolets. Je descendis avec lui dans l’embarcation ; nous emmenions aussi comme interprète le pilote Peterson et un disciplinaire, depuis longtemps attaché à mes pas dans toutes mes excursions ; ancien soldat d’Afrique, rompu à toutes les fatigues, il ne s’étonnait jamais de rien. Dans les moments difficiles que nous eûmes à passer ensemble, il releva souvent le courage prêt à faiblir de ma petite troupe, en disant de l’accent le plus convaincu : « Vous aurez beau en voir, vous n’en verrez jamais autant que j’en ai vu en Afrique. »

Avant de s’embarquer, M. Banaré jeta encore un regard dans la direction du Secret dont on voyait parfaitement le mât ; le cotre était incliné sur le flanc, car la mer était basse, mais nous comptions qu’il serait remis à flot à la marée montante. Au bout de quelques minutes, nous débarquâmes sur une plage sablonneuse où les naturels s’approchèrent, formant bientôt un groupe épais autour de notre petite escorte. M. Banaré fit demander le chef par Peterson, et nous vîmes bientôt apparaître un vieillard dont la physionomie n’avait rien de la férocité empreinte parfois sur les traits de ces sauvages. Au contraire, celui-ci paraissait doux et affable ; il témoigna une grande joie en revoyant Peterson qui, ainsi que je l’ai déjà dit, habitait ce pays quelques jours auparavant. — D’après ce que nous raconta Peterson lui-même, ce chef, dont le nom est Mango, quoique le plus vieux et le plus illustre par la naissance, n’était pas le plus influent ; autrefois à la tête de la grande tribu de Koné qui s’étend au bord de la mer vers le sud de la baie Chasseloup, il avait eu à soutenir des guerres nombreuses contre Poindi-Patchili et Gondou ; le premier, ainsi qu’on l’a vu, habitait les montagnes situées entre Houagap et Koné, au milieu de l’île ; quant au second, allié et voisin de Poindi-Patchili, sa tribu est plus rapprochée de la côte ouest et nous aurons à nous occuper bientôt de lui.

Par leurs attaques constantes contre Mango et ses hommes, ces deux chefs de la montagne réussirent à les affaiblir, d’autant mieux que, choisissant toujours pour faire leur descente le moment des récoltes, ils ne regagnaient jamais leurs montagnes qu’après avoir détruit ou dévasté toutes les plantations, réduisant ainsi la tribu entière à ne vivre que de racines ou de pêche pendant le reste de la saison. Cette existence de terreur devint à la fin insoutenable, d’autant plus que Gondou, qui, dans le principe, n’était que le chef d’une petite peuplade, avait su, par son énergie et par la crainte qu’inspirait sa nature belliqueuse et féroce, rallier à lui les petites tribus des environs qui le craignaient et exécutaient ses moindres désirs.

Devant un aussi formidable ennemi, Mango fut obligé de céder la place et de se réfugier avec tout son clan à Gatope, sur le littoral de la baie où vivait une petite tribu amie et dépendante de la sienne ; quant à Gondou, il établit alors une partie des siens sur le territoire qu’on lui abandonnait, et où les champs étaient plus fertiles que ceux de ses montagnes, mais lui-même, semblable à l’oiseau de proie et comme tous ceux qui ont la conscience un peu lourde, il continua à vivre sur ces sommets où on le disait inexpugnable.

Depuis une dizaine d’années environ, Mango était donc à Gatope ; il s’y trouvait entouré de plusieurs autres peuplades, avec lesquelles il vivait ordinairement en bonne intelligence, car les tribus ne se font la guerre que lorsqu’elles sont séparées par de grandes barrières naturelles qui empêchent les relations fréquentes : c’étaient, sur les bords de la mer, les tribus de Koniene, Pouaco et Pouangué, toutes vivant de la pêche. Puis, un peu dans l’intérieur, venaient les tribus de Gatope, de Tchapo, Temala, Pouanloïtche, qui subsistent plutôt de la culture de leurs terres. C’étaient donc les amis de Mango, quelques-uns même des siens qui avaient massacré et mangé l’équipage de