la Reine-des-Îles ; aussi ce chef hésitait-il à nous donner sur cette affaire des détails qui condamnaient une tribu amie. Cependant, Peterson décida Mango et ses deux fils adoptifs, Ti et Pouagni, à nous suivre à bord où nous pourrions causer plus à l’aise qu’au milieu de la horde nombreuse qui nous entourait ; ils hésitèrent longtemps, mais, confiants dans la parole de Peterson, ils s’embarquèrent enfin avec nous dans la chaloupe, non pas sans que la plupart de leurs amis et surtout les chefs des tribus de Koniene et de Pouaco qui se trouvaient là, ne cherchassent à s’opposer d’une manière très-apparente à leur embarquement ; aussi longtemps que notre chaloupe fut à portée de leurs voix, les indigènes parlèrent au vieux chef qui écoutait en silence les paroles de ses guerriers, et semblait s’éloigner de moins en moins rassuré. Plusieurs même de ses gens des plus acharnés, nagèrent assez avant dans la mer pour l’engager à revenir.
C’était la première fois que ces hommes voyaient de près un navire. Ils montèrent lentement à bord, se tenant courbés, ainsi qu’ils le font dans les lieux sacrés ou en présence des chefs. Le commandant les fit descendre tous les trois dans sa chambre. Là, Mango subit un long interrogatoire ; maintenant qu’il sentait ou croyait son sort dans nos mains, il n’hésita plus et nous raconta que la Reine-des-Îles avait été attaquée et saccagée par les gens de Pouangué et de Pouanloïtche seuls ; il nous donna aussi une foule de détails topographiques sur la situation de ces deux tribus. À la suite de cette conversation, qui nous mit tout à fait au courant de ce que nous désirions savoir, le commandant prévint Mango qu’il pouvait retourner à terre. Il lui fit présent ainsi qu’à ses deux fils, de couvertures de laine, de tabac, etc., puis leur expliquant la situation du côtre le Secret échoué sur le banc de Pouangué, il remit une lettre à Mango, en le chargeant d’envoyer ce message au capitaine du Secret, M. Gérard, par quelques hommes qui se mettraient ensuite à sa disposition, dans le cas où il aurait besoin d’eux pour remettre son embarcation à flot. Quand ces chefs quittèrent le bord, il était quatre heures et demie du soir. Après le dîner, vers les cinq heures et demie, M. Banaré, regardant du côté du cotre échoué, fit l’observation que l’on n’apercevait plus ses mâts, qu’il avait dû se remettre à flot et chercher un mouillage dans un lieu plus abrité. Cette opinion était d’autant plus probable, que la brise à ce moment était à peu près nulle et n’aurait pas permis au cotre de nous rejoindre avant la nuit. Le soleil s’était couché ; une multitude de feux nous apprit que les naturels étaient campés sur la côte.
Au point du jour, je montai sur le pont où je trouvai le commandant, dont la physionomie atterrée me frappa :
« Je crois qu’il est arrivé malheur au Secret, me dit-il.
— Comment cela ? m’écriai-je.
— Tout à l’heure en montant ici, me répondit M. Banaré, j’ai cherché le Secret des yeux ; en ne le voyant pas du pont j’ai envoyé une vigie dans la mâture qui m’a aussitôt signalé le cotre ; mais il est toujours échoué, de plus il est démâté et une foule de Kanaks l’entourent.
— Mais, répondis-je, il a peut-être retiré son mât pour se béquiller (s’étayer), en attendant que la marée haute le remette à flot.
— Ce n’est pas probable, répondit le commandant ; dans tous les cas, je vais envoyer de suite la chaloupe de ce côté. »
Les ordres furent alors immédiatement donnés pour envoyer huit hommes armés et un patron reconnaître la cause de ces événements étranges ; il était à craindre que notre chaloupe, qui calait beaucoup d’eau, ne s’échouât elle-même sur ce vaste banc qu’à marée basse nous avions vu à découvert sur une très-grande surface. Heureusement Peterson s’offrit pour la piloter et nous la vîmes partir sous sa direction avec moins d’inquiétude, sachant que cet homme intelligent et dévoué avait parcouru tous ces parages dans sa baleinière, alors qu’il pêchait le trépang. La plus grande prudence nous était indispensable dans ce cas fâcheux ; nous n’avions à bord que dix fusils de munition, dix pistolets d’abordage sans justesse et sans portée, et si, par malheur, la chaloupe échouait et que son équipage, attaqué par les naturels, fût pris par eux, il ne nous restait que sept armes à feu ; nous avions encore deux petites espingoles, mais ces armes, avec lesquelles on ne peut ajuster, ne sont bonnes qu’à faire du bruit.
À peine la chaloupe s’éloignait-elle à force de rames des flancs de la Fine, que la vigie signala un mouvement parmi les naturels qui entouraient le Secret ; en effet, ils s’en allaient les uns après les autres du côté du rivage ; la mer était assez basse pour leur permettre de marcher sur le banc de corail et de porter même des fardeaux sur leurs épaules : en observant leurs mouvements avec nos lunettes, nous ne pouvions songer sans frémir que ces mêmes hommes étaient ceux qui avaient massacré l’équipage de la Reine-des-Îles quelques jours auparavant ; un espoir nous restait encore : parmi eux plusieurs hommes, vêtus en matelots, pouvaient être nos gens, quoique nous n’ignorions pas que ces sauvages ont l’habitude de revêtir les habits de leurs victimes ; leur départ subit au moment même ou les yeux perçants de leurs sentinelles leur signalaient du haut des rochers l’arrivée de notre chaloupe était d’un bien mauvais augure.
Nous n’osions nous communiquer toutes nos tristes suppositions, mais le désespoir et la fureur nous montaient au cerveau. Au bout de quelques heures la vigie annonça que nos hommes accostaient le cotre sans difficulté. Sur le rivage, la foule des Kanaks restait toujours stationnaire. M. Banaré me dit alors :
« Je vais descendre à terre dans la yole, je veux avoir le cœur net sur cette affaire, connaître le résultat de mon message au cotre, puis, avec ma lunette, du haut de ce pic je pourrai distinguer peut-être ce que devien-