gaies, etc. Le plus inquiétant était qu’aucun enfant ne se voyait au milieu d’eux, et je savais qu’ils ont soin d’écarter ceux-ci lorsqu’ils songent à se battre. J’en fis l’observation à M. Banaré, et nous résolûmes d’agir encore avec plus de prudence, si, toutefois, cela était possible. Mango étant arrivé auprès de nous, nous lui demandâmes s’il avait envoyé au cotre la lettre dont on l’avait chargé et des hommes. À toutes nos questions, le vieux chef feignait de ne rien comprendre ; enfin, pressé de plus en plus, il s’approcha subitement d’un niaouli qui se dressait près de nous, et soulevant un fragment de l’écorce de cet arbre, il en tira la lettre que la veille lui avait remise le commandant et la lui rendit. Pourquoi n’avait-il pas envoyé ce message, comme cela avait été convenu ? Comment, après s’être rendu à notre bord et avoir reçu nos présents, Mango n’avait-il pas obéi à cet ordre ? À toutes nos questions les Kanaks, qui ne comprenaient pas ou feignaient de ne pas comprendre, répondaient par des rires ironiques ; leur nombre augmentait de plus en plus et quelques-uns faisaient mine de nous entourer. Nous nous retirâmes alors lentement vers notre yole, repoussant doucement les plus pressés, et nous pûmes enfin nous rembarquer, heureux de ne pas nous être engagés trop avant. Nous venions, certainement, d’échapper à un grand danger et nous en avions tellement le sentiment que, lorsque les naturels nous entouraient, sans nous être rien dit, M. Banaré et moi avions porté doucement la main au revolver que recouvrait notre vareuse, nous l’avions armé et, le tenant par la crosse, nous étions prêts à nous en servir.
Si pressés que nous fussions d’éclaircir cette question du message non exécuté, nous sentions la nécessité de ne pas nous brouiller complétement avec Mango, dont nous pouvions avoir besoin et nous résolûmes de ne pas rechercher d’autres explications auprès des Kanaks, jusqu’au retour de Peterson ; mais, au lieu de retourner directement à bord, nous dirigeâmes notre embarcation vers le pied d’un pic qui s’avançait jusque sur le rivage et dominait les environs ; puis, laissant la yole un peu au large sous la garde de deux hommes, nous fîmes l’ascension de ce sommet. De ce point élevé et avec une bonne lunette marine nous aperçûmes parfaitement le cotre, objet de notre inquiétude ; il était à la voile, et pendant une seconde, nous sentîmes une immense joie ; mais elle fut de courte durée, car un second coup d’œil nous montra l’allure inaccoutumée de ce bateau qui prenait le large sous une seule voile très-petite, maintenue sur un mât de fortune exigu. En ce moment, ainsi que cela a ordinairement lieu tous les soirs dans ce pays, la brise avait fraîchi ; de plus, elle était tout à fait contraire au cotre, de sorte que celui-ci, gréé comme il l’était, ne pouvait avoir la prétention d’arriver jusqu’à nous. Il n’y avait que deux conclusions à tirer de ce fait : ou le cotre était monté par des Kanaks inexpérimentés ; dans ce cas quel était le destin de nos hommes ? Ou bien, solution plus consolante, les braves matelots de notre chaloupe après avoir arraché le cotre des mains des sauvages, en sauvant peut-être tout son équipage, s’empressaient de prendre le large dans la crainte de nouvelles attaques.
M. Banaré et moi fûmes bientôt tirés de nos anxieuses préoccupations par l’annonce de l’arrivée d’une foule d’indigènes. En effet, les naturels que nous avions laissés dans la plaine escaladaient d’un pas rapide le sommet où nous étions. Il était trop tard pour regagner notre embarcation avant leur arrivée, à moins d’avoir recours à une retraite précipitée, ce que nous ne pensâmes même pas à faire. Laisser croire aux Kanaks que nous avions peur eût tout perdu ; nous groupant donc les uns auprès des autres, nous attendîmes. En approchant ils ralentirent peu à peu leurs pas, puis, toute la troupe fit halte et nous observa. Mango était en tête et sans arme. Nous gardions le silence, mais massés les uns contre les autres, nos mains crispées serrant nos armes, nous dûmes laisser entrevoir à ces barbares la résolution qui nous animait. Ils étaient bien cinq ou six cents ; mais l’indécision régnait parmi eux ; plusieurs d’entre eux, des chefs sans doute, se tenaient autour de Mango et parlaient vivement. Ils semblaient tenir conseil ; enfin, le vieux chef s’avança seul vers nous ; en nous abordant, il se mit à pousser plusieurs cris semblables à des gémissements. Je connaissais ces cris pour les avoir entendus souvent dans les funérailles. Aussi, dans ce moment me faisaient-ils courir un frisson dans le corps. Enfin, le vieux Kanak, d’une main montrant au loin le cotre, de l’autre élevant ses cinq doigts en l’air, s’écria : « Allsame man oui oui belong boat mate mate kai kai, » « autant que cela Français du bateau sont morts et mangés. » Je traduisis cette phrase à mes compagnons ; M. Banaré ne pouvait en croire ses oreilles et secouait par l’épaule Mango pour la lui faire répéter ; ce vieillard, dont le naturel pacifique, timide même, nous sauva certainement du massacre dans cette circonstance, avait la voix tremblante lorsqu’il répéta : « les Kanaks de Pouangué ont mangé autant que cela de Français. » Il n’y avait plus de doute, nos malheureux compagnons avaient été les victimes d’une horrible infortune. Sans nous séparer de Mango, qui nous servait pour ainsi dire d’otage, nous regagnâmes notre embarcation et retournâmes à bord, pour nous consulter sur le parti à prendre. Les naturels nous suivirent jusqu’au rivage ; les éclats de rire ironiques, farouches même qu’ils poussaient a chaque instant, leurs zagaies qu’ils lançaient de toutes parts pour montrer leur adresse, nous faisaient bouillonner le sang dans les veines. Certes, si à ce moment nous avions été attaqués, nous aurions vendu chèrement notre vie.
De retour à bord, le commandant réunit le second M. Napias, aspirant de marine, et le chirurgien M. Deplanche ; il nous fit d’abord l’exposé de la situation, puis, à cause de sa gravité, il nous demanda notre avis sur la marche à suivre. L’opinion de tous fut que l’on attendît le retour des hommes de la chaloupe avant de