prendre aucun parti relativement aux naturels de Pouangué. Après nous être ainsi entendus sur ce point, le commandant résolut de retourner à terre afin d’avoir, s’il était possible, de nouveaux détails sur l’affaire du Secret. M. Banaré me proposa de l’accompagner. Les naturels étaient toujours sur le rivage dans un grand état d’agitation ; aussi, arrivés près du bord, sans descendre de la yole, nous demandâmes Mango manifestant l’intention de causer avec lui. Ti, son fils adoptif, nous montrant la broussaille, nous dit : « Il est la ! — Eh bien, ajoutai-je, va le trouver et dis-lui que le commandant veut lui parler. » Sur un signe de Ti, un naturel s’élança à travers le fourré. Quelques secondes plus tard, ce messager était de retour, annonçant que si le commandant désirait que Mango s’avançat jusqu’à lui, le chef Mango, de son côté, désirait que le commandant allât lui parler, ne pouvant se déranger maintenant. C’était assez peu poli ; nous insistâmes cependant, rappelant à Ti, avec quelle bonté et quelle générosité nous avions reçu son père, et lui-même à notre bord. Nous ajoutâmes que nous voulions seulement causer avec le chef et lui demander de nouveaux renseignements sur le meurtre de nos compagnons. À ce moment, Mango sortit d’un épais fourré situé au bord de la mer, mais, à quelque distance de nous, il nous fit signe d’aller près de lui ; il était accompagné de deux autres Kanaks, dont la physionomie farouche était loin d’inspirer la confiance. Nous appelâmes encore le vieux chef, l’engageant à venir jusqu’au bord de la mer, auprès de notre embarcation, mais il persista à s’y refuser. Nous ne commîmes pas l’imprudence de nous avancer ainsi à découvert près d’un fourré qui pouvait cacher un guet-apens, mais, longeant le rivage dans notre embarcation, nous nous approchâmes le plus possible du point où se trouvait Mango. Là ce chef et ses deux compagnons nous appelèrent encore de la main ; puis, voyant que nous ne débarquions pas, ils disparurent subitement derrière les broussailles.
Attristés par l’insuccès de cette entreprise, nous reprîmes la direction de notre bord, toujours très-inquiets sur le sort de nos compagnons de la chaloupe ; on hissa les feux de position et on attendit.
La nuit était venue ; une des plus splendides et indescriptibles nuits des régions tropicales. Réunis sur l’arrière, après un repas que notre anxiété avait fort abrégé, nous gardions le silence et laissions errer notre imagination surexcitée par tant d’événements si bizarres, si imprévus, qu’ils nous semblaient l’effet d’un cauchemar. La brise à peine perceptible nous arrivait de la terre saturée du parfum des plantes qu’elle avait caressées ; la mer nous envoyait de fraîches exhalaisons, et une houle légère soulevait la Fine, qui parfois retombait brusquement et brisait la surface polie des eaux, les éparpillant en mille gouttelettes brillantes comme des globules de feu. Le calme de cette belle nature associé dans mon esprit au massacre de nos compagnons par les cannibales, y formait un contraste des plus saisissants. Tout à coup un bruit régulier produit par des avirons battant l’eau en cadence et se heurtant contre les tollets, arriva jusqu’à nous ; ce bruit, faible d’abord, s’éleva graduellement et nos yeux purent enfin distinguer une embarcation qui courait sur nous ; puis, nous reconnûmes la chaloupe, qui bientôt accosta. Notre première idée fut de compter et de reconnaître les hommes ; c’étaient seulement ceux qui étaient partis le matin, et voici le rapport que le patron de l’embarcation fit à M. Banaré :
« En nous dirigeant sur le Secret, nous fûmes obligés, à cause des récifs, de longer un peu la terre dont nous étions à une faible distance. Les Kanaks cachés dans un marais de palétuviers en profitèrent pour nous lancer quelques pierres, au moyen de leurs frondes ; mais la distance était assez grande ; les hommes souquaient vigoureusement et personne de nous ne fut atteint. Je répondis cependant à cette attaque en envoyant au jugé quelques balles dans les palétuviers. Cette agression nous engageait vivement à nous bien tenir sur nos gardes ; aussi une fois arrivés le long du Secret, toujours couché sur le flanc, car la marée était assez basse, nous avions nos armes à la main en sautant à bord. Mais il n’y avait plus là ni amis ni ennemis. Nous vîmes du sang partout ; le mât était mutilé à coups de hache, le pont défoncé ; un large trou creusé dans les bordages juste au-dessus du doublage en cuivre, devait faire couler le bateau dès qu’on eut cherché à le relever ; le gréement, les sacs des hommes, le compas, en un mot tout ce qui était portatif avait été enlevé et le reste saccagé et haché. La mer montait rapidement ; il fallait songer à remettre à flot ce malheureux bateau. Nous halâmes donc l’ancre à bord. Le trou dans les bordages fut bouché avec nos couvertures ; le mât et la voile de la chaloupe furent ajustés sur le tronçon du mât du cotre ; la pompe qui, heureusement, pouvait fonctionner encore, fut mise en mouvement pour vider l’eau qui avait commencé déjà à envahir toute la cale ; nous fûmes saisis d’horreur en voyant que cette eau était rouge de sang !… À la marée haute le cotre flotta. Nous hissâmes la voile et nous pûmes sortir de ce récif funeste, mais le vent était debout pour le retour. Nous essayâmes de louvoyer et nous reconnûmes bientôt que notre voilure était beaucoup trop faible pour nous permettre de gagner au vent. Nous luttâmes cependant jusqu’à ce que le courant, suivant la marée, nous devînt encore contraire. Du reste, à ce moment, la nuit s’avançait et nous dûmes forcément mouiller le cotre au large a l’abri d’un pâté de corail. Nous nous sommes ensuite embarqués dans la chaloupe et nous voici. Quant au malheureux équipage du Secret, les seules traces que nous ayons pu en retrouver, c’est du sang sur le pont, dans les chambres, dans la cale, du sang partout ! »
D’après les renseignements que nous avait donnés Mango, le village de Pouangué avait un rivage bordé partout par des récifs ou des marais couverts eux-