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Page:Le Tour du monde - 18.djvu/47

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ta confiance, » lui dit le commandant, en ajoutant que, quant au compas de la Reine-des-Îles il fallait qu’il le rapportât au plus tôt à bord de la Fine s’il voulait éviter plus tard un sévère châtiment. Aucune sensation de joie ne put se lire sur la figure de ce Kanak lorsqu’on lui annonça qu’il était libre. Il se leva simplement, franchit les bastingages et se laissa glisser dans sa misérable pirogue amarrée le long du bord, avec le calme et l’agilité de ses pareils ; prenant sa pagaie il s’éloigna doucement dans la direction de Pouangué ; il ne détourna pas une seule fois la tête et ne paraissait pas plus s’inquiéter de nos balles que s’il n’en avait pas connu la puissance et la portée.

Nous n’entendîmes jamais plus parler du compas de la Reine-des-Îles ; quant à l’audacieux qui était ainsi venu à notre bord, il fut, à quelques jours de là, trouvé parmi les morts, lors de la première attaque du village de Pouangué.

Pendant nos rares et courtes excursions à terre, nous n’avions pas encore tenté de franchir la chaîne de collines qui borde, ainsi que je l’ai déjà dit, la baie Chasseloup. C’était derrière ces mamelons que, d’après les naturels, était situé leur village. Un jour donc, sans prévenir nos amis les Kanaks, M. Banaré, dix matelots et moi, nous nous engageâmes tous bien armés dans un sentier assez praticable qui montait le long du flanc de ces collines. Au bout d’un quart d’heure de marche environ, nous étions au sommet de la chaîne et nous voyions se dérouler devant nous un paysage splendide, une vaste plaine circulaire qu’entouraient une rangée de montagnes. La partie de cette chaîne sur laquelle nous nous trouvions s’ouvre seulement sur deux points, l’un à gauche, l’autre à droite, pour livrer passage à deux rivières qui vont se jeter dans la mer après avoir formé mille méandres au milieu de la plaine où elles reçoivent encore le tribut d’un grand nombre de petits ruisseaux dont les sources sont étagées sur les flancs des montagnes. Au milieu de la verdoyante surface ainsi étalée à nos pieds nous devinions de nombreux villages aux légères colonnes de fumée qui s’élevaient çà et là au-dessus du niveau de la végétation. Après avoir un instant reposé sur cette perspective nos yeux et nos esprits fatigués et inquiets, nous descendîmes rapidement vers la plaine dont l’abord est un peu marécageux, puis bientôt nous pénétrâmes au milieu d’immenses plantations de cannes, de bananiers, de taros etc., qui, dans cette concavité, abrités des vents violents de l’hivernage, offraient aux regards de magnifiques spécimens. Ce délicieux endroit excitait notre admiration et je ne saurais trouver des termes qui puissent en donner une idée à ceux qui n’ont pas vu la végétation tropicale dans tout son luxe exubérant.

En parcourant ce vaste jardin naturel nous arrivâmes au village de Mango qui, ne s’attendant pas à notre visite, fut tout en émoi.

Les villages de cette partie de la Nouvelle-Calédonie diffèrent essentiellement de ceux des autres districts, où les cases sont distribuées çà et là sans ordre apparent ; ici elles sont placées suivant deux alignements comme les maisons de nos villes et sont séparées par une véritable rue, large de douze à quinze mètres environ ; mais à la place de nos pavés si durs elles sont recouvertes d’un tapis moelleux d’une herbe verte, fine et épaisse comme la mousse de nos bois. À droite et à gauche s’élèvent des myriades de cocotiers, tandis qu’à leur pied la canne à sucre, le papayer et d’autres plantes précieuses couvrent le sol.

Les cases sont aussi mieux construites dans ces parages ; celle de Mango, ornée de figures sculptées, présentait une particularité remarquable. Un nid de guêpes était placé à l’entrée et de telle sorte que celui qui ignorait cette circonstance touchait en entrant une gerbe de paille. Celle-ci frôlait alors la demeure du vindicatif et dangereux animal qui s’élançant en troupe serrée sur l’importun au corps nu, ne lui laissait de ressources qu’une retraite précipitée. Si Mango craignait d’être assassiné dans son sommeil par quelque émissaire des tribus ennemies, il ne pouvait choisir de meilleurs gardes du corps. De plus, comme on le voit dans la planche de la page 45, cette maison commençait à menacer ruine ; je m’étonnai d’abord qu’un aussi grand chef que Mango habitât une case en aussi mauvais état, mais l’on m’apprit qu’à la naissance d’un chef on lui bâtissait une demeure que l’on ne réparait jamais ; si elle devenait par trop inhabitable son possesseur l’abandonnait, mais ce fait était considéré comme d’un malheureux présage. Les maisons étaient, du reste, disposées et bâties dans le même style que celui des autres tribus, c’est-à-dire que l’habitation des guerriers se distinguait par son élévation, par la sculpture du tabou qui en surmontait la toiture et les montants de la porte, par sa forme conique et par les crânes humains qui, fixés près de l’entrée, à l’extrémité de longues perches, blanchissaient au soleil.

La case des femmes et des jeunes filles du chef se distinguait de la sienne par son peu d’élévation, sa simplicité et sa forme rectangulaire.

Après avoir fait le tour du village, bu le lait de quelques noix de cocos que l’ardeur du soleil rendait encore plus délicieux, nous prîmes congé de Mango et de son escorte de guerriers aux allures farouches, et nous revînmes à notre bord sans encombre.

Enfin, le 6 septembre 1865, nous aperçûmes au loin la fumée du Fulton ; nous appareilâmes de suite pour prendre le large, l’attendre devant la passe et lui indiquer sa route. Ce steamer avait à sa remorque le transport la Bonite chargé de troupes ; quelques heures après nous étions tous abrités dans la baie Chasseloup. Le gouverneur lui-même était à bord du Fulton, où le commandant de la Fine se rendit aussitôt que les ancres eurent mordu le fond, afin d’annoncer au chef de la colonie les funestes événements qui venaient de se passer. La fatale nouvelle se répandit bientôt et jeta la consternation dans l’esprit de tous. Chacun regardait