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Page:Le Tour du monde - 18.djvu/54

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Nous tînmes encore la campagne pendant huit jours, durant lesquels je pus recueillir quelques échantillons et quelques notes géologiques d’un assez grand prix pour moi, car ils devaient me permettre de relier la formation de cette partie de l’île à celle d’autres districts que j’avais étudiés un peu plus tranquillement.

Ainsi se termina notre expédition contre les coupables habitants de Pouanloïtche. Conduite avec beaucoup d’énergie par M. Bourgey, officier d’infanterie de marine, elle ruina pour longtemps ces impitoyables cannibales dont les greniers et les habitations furent tous détruits.

À notre arrivée à Gatope, le gouverneur ordonnait une autre expédition ; mais celle-ci avait pour but le centre de l’île, l’endroit même où la Ti-houaka prend sa source pour aller se jeter, à Houagap, sur la côte opposée. On se souvient peut-être que de Houagap, en compagnie du docteur Vieillard, j’avais remonté ce cours d’eau. Je ne pouvais donc hésiter à me joindre à cette expédition. Il était d’un intérêt très-grand pour moi de relever une coupe géologique à travers toute l’île, dans ces parages si difficiles à parcourir et encore vierges d’explorations.

Les troupes qui formaient ce corps expéditionnaire étaient fraîches et pleines d’ardeur. Un assez grand nombre de Kanaks alliés et mon ami Ti, nous accompagnaient. Après avoir traversé le belle plaine de Gatope, séjour de la tribu du vieux Mango, nous nous engageâmes dans la magnifique vallée de Voh. Nous étions les premiers blancs à qui il eût été donné d’en admirer les beautés.

Cette vallée est parsemée sur toute sa longueur de petits villages si frais, si verts, si pittoresques, qu’ils paraissent plutôt faits pour le séjour de Paul et Virginie que pour le gîte d’anthropophages.

Nous traversâmes d’abord le beau territoire de la tribu de Tchieta. Au bout de deux jours et demi de marche, nos guides nous avertirent que nous étions près des villages que nous avions ordre de surprendre et de livrer à une exécution militaire. J’ai déjà dit que cette portion de l’île formait le territoire de Pamalé et avait pour chef Poindi Patchili, l’allié de Gondou, et le protecteur des meurtriers du colon français de Houagap. C’était cet assassinat que l’on venait venger.

Poindi Patchili, à cause de la rapidité de notre marche, n’avait pu être averti de notre arrivée. Le camp fut établi au fond d’un ravin obscur où coulait un ruisseau limpide. Les feux furent allumés avec du bois très-sec afin d’éviter une fumée trop abondante qui eût peut-être trahi notre présence ; nos soldats avec leur activité ordinaire eurent bientôt préparé leur repas qui était du reste le nôtre, car, dans ces marches forcées, on ne se charge pas de choses superflues. La bonté d’un soldat en campagne est proportionnelle à son appétit, lequel à son tour doit être complétement indépendant de la qualité des mets.

Aujourd’hui, rentré dans le cercle de la vie européenne, j’ai peine à concevoir comment il nous était possible d’absorber d’aussi grandes quantités d’une nourriture indigeste ou bizarre, après avoir effectué de pareilles courses.

Après le dîner le commandant de l’expédition concerta le plan d’attaque ; il fit appeler les chefs de nos alliés, auxquels je servis d’interprète. Il fut décidé qu’à deux heures du matin on se mettrait en marche, de façon à pouvoir arriver au point du jour au milieu du village ennemi et le surprendre encore dans le sommeil. Donc, à deux heures précises, toute la colonne se mit en marche à la file indienne. Ti se trouvait à la tête et servait de guide. Lorsque la douce lumière qui précède le lever du soleil commença à éclairer les montagnes, Ti s’arrêta subitement, et montrant du geste le sommet d’une montagne haute et escarpée, il dit tout bas au capitaine : « Poindi Patchili. » Suivant la direction de son bras, nous vîmes, presque au sommet de la montagne, plusieurs colonnes d’une fumée légère se dégageant des massifs de verdure qui nous dérobaient la vue des cases ; elle s’élevait tranquille et droite au milieu de l’atmosphère calme et silencieuse. Ce spectacle avait quelque chose d’imposant. Tous les regards de nos soldats, avides de combat, étaient tournés vers cette fumée paisible, vers ce séjour verdoyant qui eût réalisé les rêves d’un poëte, d’un ami de la belle nature, mais où nos compagnons ne voyaient qu’un repaire de bêtes fauves à châtier.

Un sentier étroit et difficile conduisait jusqu’au village ; il était bordé à droite et à gauche par une végétation si puissante qu’il était difficile de s’y frayer un chemin. Néanmoins notre capitaine fit déployer ses troupes sur une seule ligne, et l’on commença l’escalade ; mais de cette façon, tout en observant le plus grand silence, on ne montait que lentement. Ti et une dizaine de Kanaks s’étaient groupés autour de moi et nous faisions ensemble l’ascension de la montagne en suivant le sentier. Notre marche était ainsi beaucoup plus facile, et nous nous arrêtions souvent pour ne pas trop dépasser la ligne des soldats qui avait grande peine à cheminer au milieu de ces longues herbes. Mais la montagne était haute, cette marche harassait nos hommes qui, malgré tout leur courage, étaient obligés de s’arrêter souvent pour reprendre haleine ; Ti s’impatientait, et tout son torse, long et nu, était parcouru par un frémissement identique à celui qui agite le corps d’un bon chien au moment de l’arrêt. De son bras nerveux armé d’un lourd tomahawk, il m’indiquait les fumées du village de Poindi Patchili, me faisant comprendre qu’il fallait se hâter ; enfin il n’y tint plus et marcha en avant. Je le suivis en devançant la colonne, fatiguée par le double obstacle de la chaleur et de la végétation.

Le flanc de la montagne que nous gravissions était très-abrupt, mais se déployait tout à coup en un plateau horizontal. C’est là qu’était le village, dont les cases étaient disséminées au milieu de beaux arbres épanchant sur elles un ombrage impénétrable aux rayons du soleil. Nous n’étions plus qu’à quelques