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Page:Le Tour du monde - 18.djvu/55

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pas de ce plateau lorsque les aboiements précipités d’un chien se firent entendre, suivis immédiatement du bruit d’un coup de carabine. Nous avions été avertis que cette tribu possédait sept ou huit armes à feu. Était-ce un des nôtres ou un ennemi qui avait fait feu ? Dans tous les cas cette détonation subite et inattendue produisit un effet magique au milieu de cette vallée tout à l’heure si calme, et des hurlements aigus s’élevèrent de toutes parts autour de nous. Il n’y avait plus à hésiter. Nous nous élançâmes sur la plate forme du village que nous atteignîmes en quelques bonds ; à notre aspect les naturels se dispersèrent, passant auprès de nous au milieu des éclaircies de verdure où l’on n’apercevait qu’un instant leurs silhouettes rapides ; ainsi surpris dans leur sommeil, leur frayeur était grande et ils songeaient plutôt à fuir un ennemi, dont ils ignoraient le nombre, qu’à se défendre. C’est ce qui nous sauva ; car en ce moment nous n’étions en réalité sur le plateau que trois Européens et une dizaine de Kanaks. Les deux autres Européens dont j’ignorais d’abord la présence près de nous étaient le sergent Rigaut et le soldat Murger. Le coup de carabine malencontreux avait été tiré par ce dernier. Tous réunis en une seule troupe nous parcourions le village déjà désert, lorsque, passant auprès d’un énorme banian[1] et levant la tête pour mesurer de l’œil sa hauteur, je vis sortir d’une petite ouverture pratiquée dans le flanc de l’arbre une fumée légère. J’arrêtai sur-le-champ mes compagnons pour la leur montrer. Évidemment elle venait de l’intérieur de l’arbre ; en quelques secondes le pied du banian entouré de verdure et de broussailles fut fouillé, et nous découvrîmes bientôt une ouverture par laquelle un homme pouvait facilement se glisser. Au moment même où ce passage fut mis à jour, je vis distinctement quelqu’un se mouvoir dans le vide de l’arbre, mais ce ne fut qu’une apparition d’un instant. Cependant, certain alors que le tronc énorme de cet arbre renfermait des êtres vivants, je dis à Ti de prendre la parole et de leur dire qu’ils eussent à se rendre et qu’aucun mal ne leur serait fait. Malgré toutes ces promesses, rien ne répondit aux paroles de Ti qui, impatienté, plongea et regarda dans l’intérieur de l’arbre. « Je ne vois rien, me dit-il, il n’y a personne ici. » Mais j’étais sûr d’avoir vu quelqu’un, et, avançant la tête à mon tour dans l’intérieur, je sondai de l’œil les plus petits recoins de cet antre ; il était vide. C’était le réduit misérable d’une famille Kanaque. Il avait environ quatre mètres de diamètre ; au milieu était un foyer fumant encore, entouré de nattes sur lesquelles plusieurs personnes avaient dû passer la nuit ; quelques ustensiles de ménage étaient suspendus aux parois de l’arbre ; mais il n’y avait pas le moindre habitant. Cette disparition de l’être que j’avais vu me paraissait étrange. J’en voulus avoir le cœur net malgré les instances de Ti qui m’engageait à quitter ce lieu où, disait-il, je ne trouverais rien, pour poursuivre les habitants du village ; je pénétrai dans la case suivi du sergent Rigaut. Là nous nous nous aperçûmes que les grosses racines du banian étaient vides aussi et se prolongeaient au loin comme de larges boyaux au-dessous de la surface du sol. Le diamètre d’un de ces conduits était assez grand pour donner passage à un homme et l’abriter. Le sergent plongea sa carabine armée de la baïonnette dans ces différents canaux, mais il ne sentit rien et aucun cri de crainte ou de douleur ne se fit entendre. Avant de m’éloigner, j’eus l’idée d’éclairer le vide de ces racines au moyen de torches. Ce procédé eut un plein succès, car à peine la lumière eut-elle pénétré dans l’intérieur de ces racines qu’elle nous permit d’apercevoir, blotti dans le fond d’une d’elles, un jeune Kanak qui, aussitôt qu’il se vit découvert, se mit à pousser des cris lamentables. Le sergent s’avançant dans le tube parvint à saisir une des jambes du malheureux enfant qui, se croyant perdu, se cramponnait de toutes ses forces aux parois de son asile. Aux cris de notre prisonnier et au moment où le sergent venait de le mettre au jour, Ti se précipita vers nous et, d’un mouvement aussi prompt que l’éclair, il saisit par les cheveux ce jeune enfant en élevant en l’air son tomahawk ; c’en était fait de ce petit captif si, devinant l’intention de l’implacable Kanak, je n’eusse arrêté son zèle en lui envoyant la crosse de mon fusil dans la poitrine. Cet argument ad hominem valait mieux que la parole, qui aurait pu arriver trop tard. Du reste Ti comprit le procédé et ne s’en fâcha pas, se contentant de dire : Pikini Pamalé, non lélé, « Petit de Pamalé, très-mauvais. »

Tous ces événements s’étaient passés dans un temps très-court, de sorte que la colonne n’avait pas encore eu le temps d’atteindre le plateau. Toujours engagée dans les hautes herbes, elle avait même encore fait halte pour reprendre haleine ; d’un autre côté, les habitants du village commençaient à s’apercevoir de notre petit nombre et se ralliant par groupes épars, ils nous envoyaient des pierres qui rebondissaient avec un bruit retentissant sur les troncs d’arbres qui nous environnaient. Quelques balles même sifflèrent à nos oreilles ; heureusement, les tireurs visaient peu ou mal sous le feu de nos carabines. Nous nous retirâmes donc à reculons pendant que nos alliés les Kanaks jetaient

  1. Le banian (ficus prolixa, Forster) est un arbre gigantesque ; dans la tribu d’Arrama, près de la mission, il en existe un qui a environ 15 mèt. de circonférence. C’est un des plus remarquables monuments naturels que l’on puisse voir. Il est arc-bouté de tous côtés par de nombreuses racines adventives, complétement rectilignes, atteignant un diamètre uniforme de dix centimètres environ ; quelques-unes partant du tronc de l’arbre à une hauteur de quatre à cinq mètres vont s’enfoncer dans la terre à cinq ou six mètres de distance du pied de l’énorme tronc, de sorte qu’une troupe nombreuse pourrait circuler tout alentour en passant sous ses racines.

    L’écorce de cet arbre sert aux indigènes à fabriquer une étoffe à laquelle se rattachent certaines idées superstitieuses. Le lait blanc qui s’écoule quand on pratique des incisions dans l’arbre leur sert de purgatif. Enfin, à l’abri de ses vastes rameaux, leurs prêtres accomplissent certaines cérémonies religieuses.