Aller au contenu

Page:Le Tour du monde - 18.djvu/63

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moyens de nous chasser de leur territoire ; ces luttes, plus pénibles que meurtrières pour nous, durèrent jusqu’en 1859 ; on était toujours sur le qui-vive dans la ville naissante, autour de laquelle rôdait sans cesse l’ennemi caché dans les hautes herbes, en même temps que sur elle planait constamment l’œil perçant des sentinelles qui, des sommets voisins, signalaient aux rôdeurs indigènes l’imprudent soldat ou le malheureux colon qui s’aventurait hors des limites du camp.

Vers ce temps Waton intervint, et, s’alliant à nous sans retour, nous permit bientôt de devenir les maîtres de la situation. Voici la lettre par laquelle M. Durand, commandant particulier de la Nouvelle-Calédonie, annonça au gouverneur l’alliance avec le chef Waton :

19 juin 1859.
« Le chef Waton, sur ma demande, s’est rendu auprès de moi. Il m’a promis de faire tous ses efforts pour parvenir à l’arrestation de ces deux brigands (Jack et Candio, assassins de Bérard et de ses compagnons). »


Le 17 août suivant le commandant écrivait de nouveau :

« Waton, le chef de Titéma et notre allié le plus dévoué, est venu me prévenir que Jack et Candio devaient se trouver derrière la rivière de Dumbéa, près du village des Voleurs, et m’a demandé l’autorisation d’aller les prendre. Je

l’ai engagé à se mettre de suite en campagne, lui promettant

une somme de mille francs s’il me les amenait. Il est parti immédiatement me donnant l’espoir d’un plein succès. »


Le 29 août, Waton avait tenu sa promesse, aidé dans son entreprise par Jacques Quoindo, aujourd’hui chef de Païta, dont nous avons déjà souvent cité le nom.

Candio fut fusillé et Waton reçut les mille francs promis.

Là ne se bornent pas les états de service de Waton ; peu après, il contribua puissamment à la capture d’autres chefs de l’île impliqués dans différents meurtres ; lors de l’assassinat du courrier de Kanala, il fournit quelques centaines d’auxiliaires et de guides, dont la plupart ne nous quittèrent pas et formèrent la base d’une compagnie indigène ; il nous confia même son second fils Anté, dit Eugène, qui se rendit fort utile comme interprète. Enfin, en 1862, Waton reçut du ministre de la marine et des colonies une médaille d’or ; récompense honorifique que l’on accorde aux chefs qui ont fait preuve de fidélité et de dévouement.

Cependant les dernières années de Waton ne furent pas heureuses ; il vit peu à peu le territoire de ses pères se diviser entre les Européens (les matrices cadastrales prouvent que c’est dans sa tribu qu’il a été fait le plus de concessions) et se couvrir de leurs plantations et de leurs cases. Au mois de mai 1866, Waton perdit son fils aîné, son bien-aimé ; un beau et grand jeune homme, sur lequel reposaient toutes les espérances du vieux chef, car son second fils Eugène, élevé à la française et du reste manquant de la prestance, de la force et des avantages physiques si chers à ces natures naïves, inspirait plus de confiance aux Français qu’à ses compatriotes.

Lorsque mourut Matamoé, fils aîné de Waton, deux femmes de ce prince furent étranglées par l’ordre de Waton lui-même, qui suivait ainsi l’ancien usage de sa tribu ; je me trouvais à ce moment en visite de condoléances auprès de lui. Je fus averti de ce fait quelques jours après seulement et j’en fis donner avis au gouverneur par un gendarme du poste de Païta ; une enquête n’apprit naturellement qu’une chose, c’est que ces deux femmes s’étaient elles-mêmes donné la mort. Quoi qu’il en soit, l’arrivée de l’autorité bien escortée qui vint s’enquérir de la cause de la mort de ces deux jeunes femmes, servit de leçon pour l’avenir, et Waton lui-même près de mourir, avec sa prudence ordinaire, exprima le désir qu’aucune de ses femmes ne le suivît dans la tombe ; ses vœux furent exaucés sans peine.

Waton était prompt à rendre la justice ; il fit fusiller un jour un assassin, ce qui faillit lui attirer encore une affaire avec l’autorité, mais la chose ne fut connue qu’assez longtemps après qu’elle avait eu lieu. C’est encore Waton qui, avec l’aide de son ami Jacques Quoindo, poursuivit, atteignit et massacra les six malheureux parlementaires de Gondou, sur les bords de la Toutouta, alors que ces évadés se dirigeaient vers leur pays.

Parmi les actes qui ont signalé la vie de ce chef, il en est un qui peut lui faire pardonner largement tous les autres.

Au mois d’octobre 1866, sept Européens qui montaient une légère embarcation chavirèrent en face de la tribu de Waton : celui-ci s’élança avec quelques-uns des siens dans une pirogue, fit force de rames et arriva assez tôt pour arracher à une mort certaine nos sept compatriotes (Moniteur du 28 octobre 1866).

Aussitôt que Waton rendit le dernier soupir tout le village retentit de hurlements douloureux, qui, se répandant au loin, apprirent à toute la tribu que leur chef n’existait plus ; à cette nouvelle, chaque Kanak, fût-il au travail, aux champs, à la pêche ou à la chasse, se mit à pousser des cris de désespoir ; de sorte que le voyageur qui, par hasard, eut traversé ce pays, se fût senti l’âme tout émue, sinon effrayée par ces sourdes lamentations et ces longs cris lugubres.

Les guerriers à qui l’honneur de rendre les derniers devoirs à l’illustre chef fut dévolu et qui pendant plusieurs années ne devaient plus couper ni leur barbe ni leur chevelure, ces guerriers, dis-je, revêtirent le cadavre de Waton de l’uniforme qu’il aimait à porter dans les occasions solennelles ; on n’oublia pas de mettre sur sa poitrine sa médaille d’or et auprès de lui son fusil, ses munitions et des vivres. Tous les membres de la tribu vinrent alors contempler les restes mortels de leur vieux chef ; vers le soir, on plaça son corps sur un brancard fait de branchages entrecroisés et les guerriers le portèrent dans différentes localités