Aller au contenu

Page:Le Tour du monde - 18.djvu/87

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les cas du maux de dents, et ainsi du reste. Telle est la réputation du moxa chez le peuple japonais, qu’on l’emploie très-fréquemment à titre de préservatif, et même à époque fixe, une ou deux fois par an.

L’acuponcture, que l’on envisage comme le remède souverain contre la colique, consiste à pratiquer, au moyen de fines aiguilles en or ou en argent, six ou neuf profondes piqûres dans la région abdominale où est le siége de la douleur.

Comme il existe dans certaines contrées de l’Europe une classe d’empiriques qui joignent à la profession de barbier l’art d’arracher les dents, de poser des sangsues et d’appliquer des ventouses, le Japon possède toute une catégorie de chirurgiens subalternes, qui se vouent spécialement à l’exercice de la méthode caustique et surtout de la ponction par aiguilles. On les désigne sous le nom de Tensasi, « les gens qui palpent, » et cela en raison des préliminaires obligés de leurs opérations. Quelque talent qu’ils puissent déployer dans leurs diverses fonctions, il ne leur est jamais permis d’y joindre le massage, genre de traitement fort, usité au Japon dans les cas d’irritation nerveuse ou d’affections rhumatismales.

Le motif de cette exclusion me fut révélé par un marchand de laque chez lequel j’eus l’occasion d’assister à un spectacle qui me parut, au premier abord, d’une interprétation difficile. Une femme couchée sur le flanc gauche et gisant tout de son long sur les nattes de l’arrière-boutique supportait patiemment en croupe le poids d’un grand gaillard, qui, des deux mains, lui pétrissait les épaules. « Et c’est votre femme ? » demandai-je au bon bourgeois. Celui-ci, pour toute réponse, me fit un signe affirmatif, puis, étendant l’index et le médium de la main gauche sur ses deux paupières, il me signifia de la sorte que l’inconnu était un aveugle.

Je compris alors que chez les Japonais les lois de la décence exigent que le massage ait pour agents des hommes privés du sens de la vue, ce qui n’est point le cas dans nos établissements hydrothérapeutiques, et je protestai une fois de plus en moi-même contre les allégations malveillantes que l’on se plaît à répandre touchant la pudeur des fils et des filles du grand Nippon. Je me souvins aussi d’avoir fréquemment rencontré dans les rues des aveugles suivant avec précaution le trottoir, tenant de la main droite un bâton de montagne, et de la gauche un bout de roseau taillé en sifflet, dont ils tiraient par intervalles un son plaintif et prolongé.


Le massage. — Fac-simile d’une caricature japonaise.

C’est ainsi qu’ils signalent leur passage aux familles bourgeoises où il peut y avoir quelque sujet à masser.

Tous ont la tête rasée et portent une robe d’étoffe unie, grise ou bleue.

J’appris qu’ils forment dans l’Empire une grande confrérie, qui se divise en deux ordres. Le plus ancien, celui des Bou-Setzous, a un caractère religieux et relève du Daïri. Il fut institué et doté par le fils d’un Mikado, le prince Sen-Mimar, qui était devenu aveugle à force de pleurer la mort de sa maîtresse.

Je me demande si, dans toute l’Europe, on a jamais vu, je ne dirai pas un prince de l’Église, mais un simple fils de roi ou d’empereur, dont les yeux se soient fondus pour un chagrin si poétique !

L’ordre rival des Bou-Setzous, qui est celui des Fékis, a une origine plus récente, mais non moins chevaleresque.

La grande victoire remportée à Simonoséki par le Siogoun Yoritomo avait mis fin aux guerres civiles qui déchiraient l’Empire. Féki, le chef du parti rebelle, était resté sur le champ de bataille. Son valeureux général, nommé Kakékigo, ne tarda pas à tomber au pouvoir du vainqueur. Celui-ci fit traiter son prisonnier avec toutes sortes d’égards. Lorsqu’il crut l’avoir gagné par ses bons procédés, il l’appela en sa présence et le pressa de se rallier à la cause impériale : « J’ai été le fidèle serviteur d’un bon maître, répondit le général ; et puisque j’ai dû le perdre, nul autre au monde ne lui succédera dans mon estime. Quant à vous, auteur de sa mort, je ne saurais vous regarder sans souhaiter de pouvoir faire tomber votre tête à mes pieds. Mais vous me confondez par votre magnanimité : acceptez donc le seul sacrifice par lequel je puisse lui rendre hommage ! »

Et en achevant ces paroles, l’infortuné s’arracha les deux yeux, comme pour les offrir à son nouveau maître.

Yoritomo le mit en liberté et lui fit une donation dans la province de Fiougo. Le général, de son côté, fonda pour les aveugles, avec l’autorisation du Mikado, l’ordre des Fékis, lequel l’emporta bientôt en nombre et en richesse sur celui des Bou-Setzous. Tous les membres de la société doivent exercer une profession : il en est qui se font musiciens, spécialement joueurs de biwâ ; la plupart cependant s’adonnent à la pratique du massage. Les gains recueillis de ville en ville par les uns et par les autres sont versés dans la caisse centrale, qui pourvoit, au moyen d’une solde fixe, à la subsistance de tous les sociétaires indistinctement, jusqu’à la fin de leurs jours.

Le gouverneur de l’ordre réside à Kioto. L’on assure qu’il exerce sur ses administrés le droit de vie et de mort sous la réserve de la suprématie impériale.