de degré en degré, selon les règles strictes de l’ordre traditionnel, la longue épopée de la négociation et de la conclusion d’un mariage dans les classes opulentes de la société japonaise. Il est digne de remarque que parmi tant de cérémonies, on ne rencontre rien de semblable à un engagement signé par les intéressés, ni même à un acte de consentement mutuel non signé, mais dûment verbalisé. Cette absence de toute garantie propre à sauvegarder la liberté individuelle de l’un ou de l’autre époux, constitue évidemment un privilége en faveur du sexe fort. Refuser à la femme le moyen de former opposition, c’est lui enlever le seul droit qui puisse la rendre, en principe, l’égale de l’homme. Il n’y a que le christianisme qui ait franchi ce suprême degré de l’émancipation de la femme, et un abîme sépare ce degré de l’extrême limite à laquelle ont atteint les civilisations païennes les plus avancées.
À part cette réserve, il est juste de reconnaître ce qu’il y a de respectable à ce que deux jeunes époux se considèrent comme unis pour la vie, par le seul fait combiné de la publicité de leurs fiançailles et de la solennité donnée à leurs noces.
Un symbolisme touchant ressort de la cérémonie décisive qui remplace pour eux notre oui sacramentel. Parmi les objets étalés au milieu du cercle des conviés, on remarque un vase en métal, de la forme d’un puisoir muni de deux goulots. Cet ustensile est élégamment orné de bandelettes en papier de couleur. Au signal convenu, l’une des dames d’honneur le remplit de saki ; l’autre le prend par le manche, l’élève à la hauteur de la bouche des deux époux agenouillés, et y fait boire alternativement l’époux et l’épouse, chacun au goulot qui est placé devant ses lèvres, jusqu’à ce que le vase soit vidé. C’est ainsi que, mari et femme, ils devront épuiser ensemble la coupe de la vie conjugale : chacun y boira de son côté, mais tous deux y goûteront la même ambroisie ou le même fiel ; tous deux partageront également les peines et les afflictions, aussi bien que les joies de cette nouvelle existence.
Si le charme poétique du symbolisme des affections naturelles suffisait à moraliser les peuples, les Japonais seraient les meilleurs maris du monde. Malheureusement ce même homme qui a le droit de tuer sa femme sur un simple soupçon, si, par exemple, il la voit seule en conversation avec quelqu’un d’étranger à leurs relations de famille, ne se fera pas scrupule d’introduire une première concubine, et bientôt une seconde, puis une troisième, et peut-être une quatrième, sous le toit conjugal.
On prétend que pour ménager la dignité de l’épouse légitime, le rang suprême qui lui appartient comme mère de famille et maîtresse de maison, le mari daigne la consulter sur le choix de chacune des perles de beauté qu’il trouve bon d’ajouter au trésor de ses félicités domestiques. On assure que la dame la plus fière de ses droits et de ses prérogatives n’éprouve aucune jalousie, et ne voit pas même avec trop de déplaisir une augmentation du train de sa maison, qui lui permet de régner sur une suite d’autant plus nombreuse de bonnes femmes, ses très-humbles servantes, et de petits valets, esclaves des caprices de ses propres enfants.
Ce tableau toutefois est bien loin de répondre à la réalité. Il y a sans doute une classe de la société japonaise, où les liens du mariage sont nécessairement très-relâchés : c’est la classe des daïmios, autrefois condamnés par l’inhumaine politique des siogouns a laisser leurs femmes et leurs enfants en otage à Yédo, pendant que les soins de leur administration seigneuriale les obligeaient à faire eux-mêmes un séjour prolongé dans leurs châteaux ou forteresses de province. Mais les mœurs licencieuses de la noblesse ne peuvent se propager impunément dans les rangs de la bourgeoisie. Lors même que la mère de famille s’efforce de dévorer en silence son humiliation, c’en est fait pour les deux époux, de la paix et du bonheur domestiques. Le relâchement des liens de l’estime et de la confiance mutuelles amène la rupture de la communauté des intérêts. Le désordre pénètre dans les affaires de la maison. Le mari néglige l’exercice de sa profession et cherche à s’étourdir sur son véritable état moral, par l’usage toujours plus immodéré du saki. Enfin la gêne, les maladies, et souvent aussi quelque catastrophe violente, entraînent la dissolution ou la ruine de ce même ménage qui s’était fondé sous les auspices des plus fortunés symboles.
Les gens de la petite bourgeoisie et en général ceux qui composent la masse du peuple, sont par l’exiguïté de leurs moyens d’existence, à l’abri du fléau que je viens de signaler. La plupart des ménages de boutiquiers, d’artisans, d’ouvriers et de cultivateurs réclament le travail incessant du père et de la mère de famille, l’union constante de leurs efforts, non point certes pour atteindre à l’aisance, mais uniquement pour satisfaire aux exigences les plus élémentaires de la vie. L’irruption d’un vice quelconque dans un pareil ordre de choses, en provoquerait la ruine immédiate. On voit de jeunes ménages qui luttent héroïquement pendant des années pour éteindre la dette de leurs frais de noces. D’autres ont su résister à l’entraînement de la coutume nationale. Le procédé dénote un peuple qui annonce d’heureuses dispositions pour l’art de la comédie. Un couple de bonnes gens possède une fille à marier, et celle-ci connaît un brave garçon qui ferait un excellent parti, s’il ne lui manquait les fonds nécessaires pour donner à la belle et à ses parents les présents de noce de rigueur et pour tenir table ouverte pendant une huitaine de jours. Un beau soir, le père et la mère, revenant du bain, ne trouvent plus au logis la jeune demoiselle. Ils s’informent dans le quartier : personne ne l’a vue ; mais voisins et voisines s’empressent d’offrir leurs services pour aller à sa recherche, de concert avec les parents désolés. Ces derniers acceptent et, de rue en rue, conduisent le cortége improvisé jusqu’à la porte de l’amoureux. C’est en vain que, retranché derrière ses panneaux, le galant fait la