Aller au contenu

Page:Le Tour du monde - 18.djvu/98

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

meture du port de Yokohama, et, en général, l’expulsion des Européens de tous les points qu’ils occupaient sur les côtes du Nippon. Dans la perplexité où les jetaient ces manifestations, les hommes d’État du Taïkoun imaginèrent de donner à la fois aux légations étrangères les assurances les plus tranquillisantes quant au maintien des relations internationales, et à la cour du Mikado toutes les satisfactions qui pouvaient lui être offertes, sans en venir à une rupture formelle et irrémédiable avec l’Occident.

C’est ainsi que, par un système bien entendu de petites vexations journalières, ils déterminèrent les consulats étrangers à évacuer le bourg de Kanagawa, où, conformément à la lettre des traités, on avait établi leur résidence. Quant aux ambassades qui s’étaient installées à Yédo sur la foi des mêmes traités, elles durent, l’une après l’autre, subir le sort des consulats. Lorsqu’il ne resta plus dans la capitale que la légation des États-Unis, déjà délogée par l’incendie, et la mission diplomatique de la Confédération suisse, les agents du Castel ne voulurent pas s’arrêter en si beau chemin, et même ils se flattèrent qu’en un jour et d’un seul coup de filet ils viendraient à bout de leur tâche.

Un soir donc que nous rentrions de la promenade, un gouverneur des affaires étrangères survient inopinément et demande, d’un ton mystérieux, à me parler sans témoins. Il m’informe que le parti qui veut créer des embarras au Taïkoun l’emporte dans les conseils de l’empire : tous les grands daïmios se sont retirés à Kioto, et le Taïkoun lui-même a dû s’y rendre en toute hâte ; si, pendant son absence, nous restons à Yédo, nous y serons menacés des plus grands malheurs, car les lonines que les princes ont laissés dans la capitale complotent de détruire jusqu’aux derniers vestiges les légations étrangères ; telle est, en un mot, la
La sortie d’un convoi funèbre. Dessin de L. Crépon, d’après une photographie.
gravité de la situation, que le ministre américain s’est décidé à prendre passage, dans la nuit même, sur un steamer de la marine de guerre japonaise à destination de Yokohama : et voilà, concluait le gouverneur, une occasion dont la mission suisse ferait sagement de profiter !

Je lui répondis que, tout en le remerciant de l’attention, je ne partirais pas sans avoir, pour ma décharge vis-à-vis du conseil fédéral suisse, une lettre du Gorodjo exposant les circonstances qui le mettaient dans le cas de m’engager à quitter la capitale. En même temps, je dépêchai en ville un exprès, qui m’apprit qu’en effet tout le personnel de la légation américaine s’était transporté en rade.

Je résolus de l’y rejoindre pour obtenir, si possible, de la bouche du ministre, l’explication de ce départ précipité.

Il était déjà nuit close, lorsque nous nous embarquâmes dans notre sampan. Nos yakounines avaient le leur, et nous suivaient à courte distance. Le temps était couvert ; des bandes de corbeaux regagnant tardivement la plage traversaient l’air au-dessus de nos têtes et dessinaient vaguement leur silhouette fantastique sur le disque de la lune quand elle sortait des nuages. Au bout d’une heure et demie de navigation, nous accostâmes, au delà des forts détachés, un gros vapeur, dont nous entendions bouillonner la chaudière. Le ministre américain me reçut au haut de l’escalier. Nous échangeâmes à la hâte quelques paroles pendant qu’on levait les ancres. Tout à coup les roues se mirent en mouvement, et mes compagnons et moi n’eûmes que le temps de nous jeter dans notre chaloupe pour gagner le large. Un instant après, le chef de l’escorte, debout à l’avant de son embarcation, me déclara qu’il avait l’ordre de ne pas nous laisser rentrer en ville à une heure si indue, et il me désigna du doigt, à quel-