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Le village de « la Jeune Lorette » est une grosse paroisse canadienne-française de trois mille habitants. Une jolie rivière, aux eaux brunes, comme toutes celles qui prennent leur source dans les sapinières du Nord, s’y précipite dans la plaine par une pittoresque cascade. Cette rivière franchie, nous nous trouvons tout à coup en pays indien. Devant nous s’offre un hameau dont les habitations présentent un contraste frappant avec les maisons canadiennes. Une sorte de hangar fait de poutres mal équarries, à la toiture basse, aux larges ouvertures ; pour tout meuble un lit de camp dressé le long des parois, et sur lequel sont étendues des couvertures de laine bizarrement ornementées ; au centre, la place du foyer, dont la fumée s’échappe par une ouverture pratiquée dans le toit, non sans avoir rempli tout le local de ses acres senteurs : telle est la demeure du Huron de nos jours, reproduction agrandie et quelque peu perfectionnée du wigwam traditionnel des tribus indiennes. En dépit des liens de sang et d’intérêt qui l’unissent chaque jour plus étroitement aux Canadiens-Français, le Huron, devenu chrétien, et de nomade sédentaire, reste encore fidèle, dans les dispositions de sa cabane de sapin, a quelques-unes des traditions qu’observaient ses ancêtres.

Il y a à Lorette soixante à soixante-dix familles de Hurons ou d’individus réputés tels dans les évaluations officielles. Sont-ce bien les descendants des terribles guerriers du dix-septième siècle ? Il faut pour l’admettre à première vue une certaine dose de bonne volonté. M. Chauveau écrivait en 1850 dans une épître adressée à un touriste français :

À vos amis, surtout de grâce, dites bien
Qu’on n’est point tatoué pour être Canadien,
Que le dernier Huron est vivant à Lorette,
Qu’il a peint son portrait et que chacun l’achète…

En revanche, la Huronne ne doit pas être un mythe, s’il faut en juger par la description flatteuse, et plus récente encore, d’un autre poëte québécois :

Brune et gentille est la Huronne,
Quand au village on peut la voir,
Perles au col, mante mignonne,
Et le cœur dans un grand œil noir.
Sa veine a du sang de ses pères,
Les maîtres des bois autrefois :
Vive les Huronnes si fières
De leurs guerriers, de leurs grands bois !

Les deux auteurs ont raison : en fait, il ne paraît pas qu’il existe à Lorette un seul individu de race indigène pure. Depuis deux cents ans, les alliances contractées avec les Canadiens ont tellement modifié le type originaire de ces Indiens, qu’on ne retrouve plus parmi eux les caractères physiques si tranchés de la race rouge. L’Indien pur est toujours ou presque toujours imberbe ; la barbe suffisamment fournie de la plupart des habitants du hameau huron de Lorette accuse la présence du sang européen. En revanche, tous, riches ou pauvres, conservent avec un soin jaloux les traditions de la tribu et le costume de guerre des ancêtres, qu’ils revêtent encore dans les occasions solennelles. La vie en commun, la participation à certains avantages pécuniaires, et certains privilèges garantis autrefois à la nation huronne et respectés par les divers gouvernements du Canada, ont formé entre tous les membres de cette petite société un lien plus fort que celui des unions de famille contractées de loin en loin avec les « visages pâles ». Chacun conserve précieusement les preuves d’origine et de filiation qui règlent son rang dans la communauté ; et c’est ainsi qu’un beau jour les descendants des farouches alliés de Champlain se sont trouvés avoir pour chef légitime, par droit d’hoirie et en vertu des coutumes antiques, un honorable citoyen de Québec qui cumulait sa haute dignité « sauvage » avec le paisible gouvernement d’une étude de notaire. Un chef de Hurons dans la cravate d’un notaire !

Tous les Hurons cependant n’en sont pas encore au notariat et à la cravate blanche. Si l’habillement des hommes et des jeunes garçons diffère peu ou point de celui de leurs voisins canadiens, leurs femmes se coiffent encore pour la plupart du mouchoir d’étoffe noire enroulé autour de la tête, au-dessus de laquelle elles rabattent en guise de mantille une épaisse couverture de laine. Leur vêtement se compose d’un corsage à manches courtes et d’une jupe de couleur sombre. Elles portent des « mitasses », sorte de jambières en peau d’orignal ou de caribou, garnies de piquants de porcs-épics, qui montent jusqu’aux genoux et sont rattachées à la ceinture par des lanières de cuir. Des mocassins, souple chaussure en peau d’orignal ornée de dessins en grains de porcelaine et de verroterie, complètent cet accoutrement bizarre.

Hommes et femmes paraissent vivre assez et l’aise du produit des bois de leur « réserve », et de leur petite industrie locale. Ils fabriquent à demeure les larges « raquettes » que l’habitant et le coureur des bois adaptent l’hiver à leurs mocassins pour faire de longues marches sur la neige. Ils font aussi des paniers en bois de bouleau, des mocassins, des ouvrages en plume, des costumes indiens, des calumets en bois, des tomawaks et toutes sortes d’autres armes indigènes qu’ils disposent en trophées dans leurs habitations et qu’ils vendent aux étrangers ou aux marchands de curiosités de Québec. En outre, les hommes vont à la chasse entre Québec et le lac Saint-Jean ; ils s’emploient comme conducteurs sur les « cages » ou trains de bois flotté qui descendent les rivières du Nord et comme « voyageurs » au service de la compagnie de la Baie d’Hudson. Toutefois, si l’aisance entre dans les familles, la couleur locale disparaît chaque jour davantage ; les jeunes filles commencent déjà à s’habiller comme les Canadiennes et se marient souvent avec les Canadiens ; la plupart des jeunes gens, m’assure-t-on, ne parlent même plus leur langue nationale, que les amateurs