la nuit noire, on reconnaît ainsi un chêne, un sapin, un noyer, un hêtre ou un peuplier. Le bruit du feuillage est la voix des arbres, qui a ses inflexions comme la voix humaine, pour celui qui est accoutumé à écouter dans la solitude le langage mystérieux de la nature.
Bientôt nous apercevons la ferme de Montavon. En avant s’élève une stèle de granit portant la date de 1817, qui marque la ligne de la frontière. Sur la face intérieure, du côté France, est gravée une fleur de lis ; sur la face extérieure, du côté Suisse, l’Ours de Berne et la Croix fédérale.
Cette borne signale une particularité curieuse. Lors de la délimitation des frontières entre la France et la Suisse, la ferme se trouvait à cheval sur la ligne de démarcation des deux territoires ; on laissa à son propriétaire le privilège d’opter pour la nationalité de son choix, et elle devint suisse. C’est peut-être la première et unique fois qu’on voit, dans l’histoire, consulter un simple citoyen sur une question de nationalité réglée par les puissances européennes.
Non loin de là, le sentier se bifurque à l’entrée d’un vallon sombre et mélancolique, où se dressent des rochers blancs, qui apparaissent aux rayons de la lune comme des faces pâles de Titans auxquels les branches touffues des chênes forment une chevelure. Les troncs de ces beaux arbres, grands comme des cités végétales, se dressent hauts et droits, semblables aux piliers d’un temple à la voûte de feuillage.
Mais déjà une longue ligne grisâtre qui coupe l’horizon annonce que la nuit va replier ses voiles. La brise devient plus fraîche. Du côté du levant, on voit flotter de petits nuages violets, puis roses, messagers aériens avant-coureurs de l’aurore.
C’est ici qu’on peut constater l’analogie sensible entre la montagne et la mer. La mer, il est vrai, est l’étendue en mouvement ; mais la montagne est la mer solide, et son immobilité n’est qu’apparente. Toutes les teintes du ciel, tous les jeux infinis de l’ombre et de la lumière sur les rochers et les arbres, lui donnent les aspects les plus changeants et les plus variés, la couleur et la vie. Et de même, il y a des affinités secrètes entre le marin et le montagnard.
L’heure nous permet une courte halte au hameau situé sous le dernier plateau. Après un intervalle, il est permis de boire dans le creux de la main quelques gorgées d’eau de source glacée, limpide comme du cristal, qui coule dans un canal d’écorces d’arbres ; puis on s’engage dans le chemin tracé par les roues des chars à travers les pâtures.
C’est en vain que l’imagination se fatiguerait à évoquer le spectacle féerique et grandiose dont la contemplation nous récompense au terme de l’ascension de Roche-d’Or.
Le ciel d’acier, gris comme un ciel de Hollande, donne à l’air une transparence permettant à l’œil d’embrasser, à vol d’oiseau, le cercle panoramique de l’immense décor de quatre-vingts lieues qui se déroule aux pieds de l’observateur. D’un côté, sous les profondeurs de l’horizon, on distingue nettement les nombreux villages, semés comme des jouets d’enfants, dans la vaste étendue bornée par la chaîne des Vosges. De l’autre, des croupes de montagnes vertes, semblables aux vagues d’une mer solide, ondulent à perte de vue jusqu’aux glaciers des Alpes.
Une lueur plus blanche marque le point où le soleil va tout à l’heure émerger dans sa course. Depuis quelques instants, le rocher colossal qui couronne le pic au-dessus des grands abimes prend des teintes dont la coloration progressive passe par tous les tons, depuis le rose pâle jusqu’au rouge de feu. Les glaciers alpestres étincellent comme des diamants colossaux de tous les feux du prisme. Tout annonce que le moment approche où l’astre va paraître.
Les Grecs avaient le sentiment juste des images, en comparant le soleil à un char flamboyant sur lequel Apollon, emporté par le céleste quadrige, lance de l’arc d’argent ses flèches d’or jusqu’au fond des entrailles de la terre. À l’orient vermeil, leurs pointes fines et brillantes, qui forment un éventail de feu, vont pleuvoir en gerbes lumineuses, à travers le voile bleuâtre qui enveloppe les montagnes sous sa transparence vaporeuse. Ecce Deus ! Voici le Dieu ! voilà le soleil ! Comme un coursier qui escalade les dernières cimes, le disque émerge d’un seul bond.
Alors ces mille croupes de montagnes arrondies, ces mille crêtes des vagues de la mer solide s’éclairent à la fois. Mille taches d’or effleurent les cimes assombries, mille flammes s’allument à tous les sommets.
C’est fini. L’astre étincelle dans le ciel, et de grandes zones ensoleillées glissent au flanc noyé des montagnes bleues jusque dans les vallées.
Le phénomène ne dure que quelques secondes. Il se produit très rarement, même en plein cœur de l’été, à cause des brouillards qui ne se dissipent qu’à l’action plus ardente des rayons solaires, et on ne peut l’observer que dans certaines conditions atmosphériques difficiles à prévoir. Une fois l’astre au-dessus de l’horizon, le spectacle est encore féerique, mais il ne donne plus l’idée de celui que j’ai vu de mes yeux : le lever du soleil sur les cimes de Roche-d’Or. J’ai essayé de le décrire ; mais de même qu’un peintre ne saurait faire un rayon de soleil avec de la gomme-gutte, il faut convenir, avec Charles Nodier, que la parole écrite ou parlée est une sotte traduction.
Il est cinq heures du matin. La cloche sonne l’Angelus. Le break stationne à la porte, attelé d’un robuste cheval comtois, qui file bientôt au grand trot dans la vallée du Dessoubre. Le ciel est d’un gris d’ardoise, ciel de plomb, ciel d’acier ; mais les vapeurs qui commencent à s’élever en colonnes légères sur le