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ville prenaient de 80 à 100 francs pour conduire les voyageurs en bateau jusqu’au Rozier.

Le lendemain, 4 septembre, je traversai à pied le causse de Sauveterre, et la descente en lacets aigus des murailles rouges du causse sur les toits noirs de Sainte-Énimie me causa un premier émerveillement. De là je me rendis à pied à Pougnadoires et en barque de Pougnadoires au Pas-de-Soucy, puis à pied au Rozier.

Mon compte rendu, très sincère, très ébahi et très incomplet, publié dans l’annuaire du Club Alpin français (1879), attira l’attention de mes collègues de ce club, qui, sachant que j’avais exploré les magnifiques vallées d’Arrasas et de Niscle, le Barranco Mascun dans les Pyrénées Espagnoles, les Clus de l’Aude et du Rebenty dans les Pyrénées Françaises, voulurent bien me croire sur parole, et peu à peu le Cagnon du Tarn acquit la réputation méritée d’être une des merveilles de la France et de l’Europe.

Depuis lors, grâce à l’excellente monographie publiée en 1883 par M. Louis de Malafosse[1], qui, bien longtemps avant moi (depuis 1866), avait maintes fois exploré et admiré ces magnifiques gorges, mais qui eut le grand tort de ne pas chercher à les faire connaître ; grâce à ses photographies et à celles de MM. Chabanon, E. Trutat, Paradan, Julien, etc., qui tous m’ont permis de puiser dans leurs cartons ; grâce au zèle déployé par mon collègue et ami M. Martel, qui prêche les gorges du Tarn et Montpellier-le-Vieux avec l’ardeur d’un apôtre ; grâce aussi à la fondation d’une section du Club Alpin français à Mende, toutes les merveilles dessinées par M. Vuillier, qui a parcouru ce pays le crayon à la main, deviendront aussi populaires que peut l’être le Cirque de Gavarnie. Déjà l’affluence des touristes a amené la baisse des prix. En 1879 le trajet en bateau coûtait de 80 à 100 francs ; en 1884, 60 francs. Aujourd’hui (juillet 1886) je reçois une circulaire[2] de Justin Monginoux, de la Malène, m’annonçant qu’il fera dorénavant pour 50 francs le trajet de Sainte-Énimie au Rosier (un à cinq voyageurs).

Mon ami Onésime Reclus, l’adorateur des sources et des belles eaux, connaissait avant moi la belle fontaine de Burle ; depuis 1879 il est revenu dans le Cagnon du Tarn, et, puisqu’il a bien voulu me communiquer les placards de son nouvel ouvrage, En France[3], je ne puis mieux faire que de lui emprunter sa description générale, si admirablement peinte.

« Le Cagnon du Tarn s’ouvre entre la serre de Pailhos à gauche et la Boissière de Molines à droite : la serre de Pailhos (1 046 mètres) est un fier bastion du causse Méjan ; la Boissière de Molines ou Chaumettes (1 046 mètres) est un promontoire du causse de Sauveterre. La teinte de ces roches annonce qu’on a quitté le schiste lozérien, parfois noir jusqu’au lugubre, pour l’oolithe, la dolomis, pierres éclatantes, diversicolores, reposant ici sur le lias,

« Entre parois de 400, 500, 600 mètres qui parfois montent de la rivière même, parfois de talus d’éboulements dont la vigne ou le jardin s’empare au détriment du maquis, jadis forêt de pins sylvestres, de chênes, de buis, de hêtres, le Tarn se plie et replie, merveilleusement pur, merveilleusement vert. Entré petit, presque intermittent, à demi mort pendant quatre ou six mois sur douze, dans le profond couloir d’entre-causses, comme ces torrents de large grève dont le gravier brille au soleil, il en sort grand et vivant toute l’année sans avoir bu le moindre torrenticule ; mais des sources de fond l’avivent, et trente fontaines mêlent à son flot pur leur transparent cristal : à droite elles s’échappent des entrailles du causse de Sauveterre, à gauche elles fuient du causse Méjan, transpercé de cavernes.

« D’un causse à l’autre, de lèvre à lèvre par-dessus les 1 200, les 1 500, les 1 800 pieds de profondeur d’abîme, il y a rarement 2 500 mètres, rarement aussi 2 000 : 1 500 mètres est presque partout la largeur du précipice entre les deux rebords de plateau, la largeur à fleur de Tarn n’étant parfois que l’étroite ampleur de ce Tarn lui-même.

« En deux ou trois endroits l’écart est moindre, et l’on peut imaginer un pont dont la travée, certes la plus hardie du monde, mènerait en 1 000 mètres du fronton de Sauveterre au fronton du Méjan.

« Du pont ogival d’Ispagnac au pont du Rozier, le Cagnon du Tarn a 50 kilomètres. Ce serait bien la caverne la plus grandiose d’Europe, si quelque voûte, franchissant la fêlure, allait d’une oolithe à l’autre, de la dolomie de droite à la dolomie de gauche, et faisait des deux causses une seule et même neige en hiver.

« Mais, la voûte manquant, c’est sous le soleil un lumineux paysage.

« On n’y frissonne pas aux vents aigus du causse. On y vit loin du nord, éternellement abrité de lui, en serre chaude, avec le noyer, l’amandier, le figuier, le châtaignier, la vigne. Les rochers de Sauveterre tenant toujours debout, si ceux du Méjan chaviraient et que la mer montât jusque-là, Ispagnac, Prades, Sainte-Énimie, la Malène seraient des villes tièdes au pied de la roche ardente.

« Cette chaleur, cette lumière, la joyeuse diversicolorité des roches, le Tarn si beau, les chastes fontaines, ainsi sourit cette gorge qui, de granit ou de schiste, serait lugubre, effroyable. Elle est gaie, même dans les ruines titaniques de ses dolomies, murs, tours et clo-

  1. Les Gorges du Tarn entre les grands causses, par M. Louis de Malafosse. Conférence du 9 mars 1883 à la Société de Géographie de Toulouse. Extrait des Bulletins. Toulouse, Durand, 1883, in-8o, 92 pages.
  2. Prévenir : Justin Malaval à Sainte-Énimie (télégraphe), ou Justin Monginoux, à la Malène (poste), en indiquant le point de départ et l’heure d’embarquement. Prix de Sainte-Énimie à la Malène, 15 fr. ; de la Malène aux Vignes, 15 fr. ; des Vignes au Rozier, 20 fr. ; total, 50 fr. Les bagages doivent être peu lourds et peu encombrants. Leur transport du Pas-de-Soucy aux Vignes est compris dans le prix ci-dessus.
  3. En cours de publication, 1886, Paris, Hachette ; grand in-8o, avec nombreuses illustrations.