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supérieure. Nous pénétrons dans une grande cour carrée ; au centre se dresse un énorme tronc d’arbre, haut d’un mètre et surmonté d’une pierre sur laquelle brûlent des fragments de sapin dont la vive lumière éclaire l’auberge entière. À droite de la porte, les cuisines ; à gauche, les communs, où s’abritent taureaux, vaches, veaux, pores, coqs et poules. Au fond, les chambres des voyageurs ; elles sont bâties sur de petites voûtes en maçonnerie destinées à les chauffer par le procédé coréen. Enfin, à gauche le hangar ouvert où doivent s’abriter nos chevaux qu’on est en train de décharger. Ils y sont successivement installés, la croupe du côté du mur et la tête du côté de la cour, face au brasier. Devant eux, une poutre posée transversalement et supportée par des pieds de 60 centimètres les empêche de s’échapper en même temps qu’elle leur sert de mangeoire, grâce aux petites auges carrées qui y sont creusées. Pendant que les poneys mangent un premier service de paille de riz, on fait cuire à la cuisine une excellente soupe de haricots et de fèves qu’on leur sert toute chaude ; enfin le repas se termine par une troisième distribution identique à la première. En passant la revue de mes chevaux, je remarque qu’ils ont tous une large incision aux naseaux, pour qu’ils puissent, pendant les grandes chaleurs, respirer plus facilement et éviter ainsi les coups de sang. Pendant le repas de leurs bêtes, les palefreniers tressent d’immenses couvertures de paille, dont ils doublent l’épaisseur à la partie destinée à couvrir le col et la poitrine des poneys, de façon à les préserver complètement du froid, auquel ils sont très sensibles. L’un d’eux fait acte de mauvais voisinage par quelques ruades intempestives : aussitôt on lui passe sous le ventre une large courroie de paille tressée, dont les extrémités sont attachées à deux poutres de la toiture, Lorsqu’il veut ruer de nouveau, la corde se tend d’elle-même, et l’animal, subitement suspendu en l’air, se calme aussitôt. J’attire aussi l’attention du lecteur sur la bizarre façon de ferrer les chevaux en les couchant sur le dos les quatre pieds réunis au moyen d’une corde. Les Coréens, ayant remarqué que ces fers s’usent fréquemment d’un seul côté dans ce pays de montagnes, les coupent souvent en deux, pour n’avoir à en remplacer que la moitié.

Ferrage des chevaux. — Gravure de Ruffe, d’après un dessin coréen.

Pendant que je m’occupe ainsi de ma caravane, on a préparé mon souper ; je le trouve servi sur une petite table coréenne. Je m’assieds sur une valise qui, avec le reste de mes bagages, une natte pour coucher et un oreiller en bois, compose tout l’ameublement de ma petite chambre. Elle est nue, les murs sont blancs : le plafond poutrelé, et le parquet, recouvert de papier huilé, empêche la fumée d’y pénétrer. Cette inspection faite, je commence à manger. Ma soupe prise, je demande du pain à mon cuisinier chinois. Il me regarde ahuri. Il ne sait pas le français, mais il doit connaître l’anglais, d’après ce qu’on m’a dit ; essayons : « Give me some bread », il reste abasourdi : « Geben Sie mir Brod », son effarenent augmente ; « Datemi pane », il s’enfuit éperdu. M’a-t-il enfin compris ? Il revient bientôt, non pas avec du pain, mais avec mon interprète. « Ah çà, dis-je à Ni, ce gaillard-là, qui prétend connaître toutes les langues européennes, n’en sait décidément aucune. Je viens de lui demander du pain en français, en anglais, en allemand, en italien, et il ne m’a pas compris ; parlez-lui donc coréen. — Mais il ignore notre langue. — Causez en chinois alors. — Monsieur, je le prononce trop mal. — Me voilà bien monté. — Je vais vous donner du pain », me répond Ni, et il m’en remet un morceau en disant : « Voilà tout ce qui reste ». Diable, pensai-je, comment apprendre maintenant à mon cuisinier à en faire et à le cuire dans la boîte à pétrole ? J’étais assez perplexe, quand une idée me vint : « Puisque vous êtes lettré, dis-je à Ni, si vous ne parlez pas chinois, vous devez du moins en écrire les caractères ? — Oui, me dit-il. — Faites donc venir Six (c’est le numéro d’ordre de mon cuisinier), et demandez-lui au pinceau s’il connaît les signes. » Celui-ci, ayant lu, répond à son tour qu’il comprend parfaitement. C’est ainsi désormais que je communique avec lui. Je commande à mon interprète, il écrit, le cuisinier lit et je suis servi. Mon dîner achevé, je clos ma fenêtre en bois et papier, ferme ma porte au moyen d’une corde que j’enroule à un clou disposé à cet effet, et passe une excellente nuit sur mon lit de camp, dressé par mes deux soldats devenus mes ordonnances.



Charles Varat.


(La suite à la prochaine livraison.)