collation européenne. Ils acceptent, et je n’ai rien à leur expliquer, car, habitant depuis quelque temps la concession, tous deux sont au courant de toutes nos habitudes. Ils me félicitent de mon voyage, fait pour la première fois par un Européen, et se mettent à ma disposition pour tout ce qui dépendra d’eux à Fou-san. Comme je leur exprime ma gratitude, ils me parlent de l’Europe, me demandent mille renseignements et en particulier si j’ai des photographies de mon pays. Je leur réponds que non, mais que je puis leur en montrer d’Amérique. Nos mandarins restent absolument stupéfaits en voyant les maisons à dix et douze étages de New-York et me prient de leur expliquer comment on peut bâtir de pareils monuments, dont ils apprécient parfaitement la hauteur, grâce aux personnages qu’ils voient aux fenêtres. Nous passons ainsi ensemble une heure charmante, et ils se retirent après m’avoir invité à prendre le thé le lendemain chez eux. Je me rendis à cette invitation, et je pus constater une fois de plus combien le Coréen se fait vite à nos usages, Car on me reçut à l’européenne, m’offrant même du vin de Champagne. Je crois qu’il y a ici un nouveau débouché commercial pour notre riche province, vu le goût prononcé que j’ai trouvé chez tous les mandarins pour le plus gai de nos vins de France. Nos hôtes sont à peine partis qu’on me remet la carte de M. Civilini, attaché aux douanes coréennes et faisant le service du port à Fou-san. Charmé de revoir un Européen, je vais au-devant de lui. Cet excellent homme vient de rencontrer ma caravane et, en apprenant mon arrivée, accourt pour savoir en quoi il pourra m’être utile, prêt à m’aider de tous ses moyens, me dit-il, après le curieux voyage que j’ai osé entreprendre. Je le remercie vivement de sa sympathie, et à ma demande il me donne, avec un léger accent italien, les renseignements suivants sur les communications maritimes de Fou-san avec les pays voisins. Il n’y a que deux services régulièrement établis : l’un chinois, l’autre japonais ; le premier part d’ici, double la péninsule, touche à Tchémoulpo, puis à Tchéfou, d’où l’on se dirige sur Tien-tsin ou Changhaï. Cet itinéraire passe par toutes les villes que j’ai déjà visitées : j’y renonce donc pour prendre la seconde ligne, qui de Nagasaki se rend successivement à Fou-san, Gen-san et Vladivostok, me permettant ainsi de compléter mon voyage en Corée et d’atteindre la Sibérie. J’exprime à M. Civilini toute ma gratitude de ses précieux renseignements et, après avoir échangé quelques toasts à l’union de nos deux pays, nous nous séparons, charmés d’avoir fait connaissance. Mes deux petites mousmés étendent alors à terre les ftons, légers matelas entre lesquels on se glisse, et je forme bientôt avec eux un véritable sandwich humain. Quelques instants après je goûte dans l’obscurité toute la douceur, la quiétude, le charme qu’on éprouve en se sentant renaître à la vie après de longues privations de toutes sortes.
Le lendemain je fais mes visites aux mandarins, à M. Civilini, puis à M. Hunt, commissaire des douanes chinoises, et à son aimable second, M. Watson, qui, grâce à une lettre de recommandation de l’excellent M. Piry, de Pékin, m’accueillent de la façon la plus charmante et me rendent tous les services en leur pouvoir. Ils me font même l’honneur de venir déjeuner avec M. Civilini à mon hôtel. Le repas est accompagné d’une aimable musique jouée dans la chambre voisine, où plusieurs Japonais se réjouissent en compagnie de gentilles geishas, jeunes personnes tout à la fois poètes, musiciennes, danseuses, etc. ; nous allons les saluer à la fin du repas, puis je pars pour visiter la ville ou plutôt la concession européenne, car il y a en réalité quatre Fou-san : l’ancien, situé le plus au sud, et dont il ne reste aujourd’hui que des ruines, était une place forte, occupée pendant plusieurs siècles par les Japonais, qui en avaient fait un véritable centre d’affaires servant d’entrepôt à toutes leurs marchandises. Viennent ensuite le Fou-san coréen, situé le plus au nord et également fortifié, puis la concession européenne, dont nous allons parler. C’est certainement le port le plus important de la Corée ; moins pittoresque que Tchémoulpo, il offre néanmoins de superbes points de vue du haut des montagnes verdoyantes qui abritent admirablement sa baie immense. La ville est dominée par la colline couverte de cèdres que nous avons contournée la veille. Au sommet se dresse un charmant petit temple japonais perdu dans la ramure ; on y accède par de rustiques escaliers mouvementés et de pittoresques sentiers. Il est consacré aux divinités protectrices de la mer, et un grand nombre d’ex-voto le décorent. Ceux-ci représentent maints naufrages où les Japonais échappent miraculeusement à la mort par la puissante intervention des génies ou des déesses. Toutes ces peintures, qui rappellent celles de certaines