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Nous arrivons devant une auberge et nous entrons pour la visiter. Il faut nous baisser pour passer par porte. À l’intérieur tout est sordide. La terre battue est jonchée de débris de toutes sortes, et une odeur fétide se dégage de ce taudis. La moitié de la chambre est occupée par un poêle horizontal sur lequel les voyageurs s’étendront pour la nuit, pressés comme des sardines.

Deux femmes se trouvent dans un petit réduit séparé : probablement l’épouse et la fille du patron de l’établissement. Elles portent le costume d’intérieur des femmes du peuple. J’ignore s’il est le même pour les grandes dames. Ce costume se compose d’une jupe assez ample dont l’étoffe est simplement froncée à la partie supérieure et fixée à une ceinture très large qui vient s’arrêter au-dessous des seins, puis d’une courte casaque à manches qui couvre les épaules et s’arrête à un pouce au-dessous des aisselles. Il existe donc autour du corps une bande d’une vingtaine de centimètres complètement à nu : bande qui peut permettre à certaines femmes de se montrer fières de ce que probablement beaucoup d’autres seraient désireuses de couvrir. Toutefois, quand elles sortent, les femmes coréennes sont plus vêtues. Celles de la classe aisée portent un long voile blanc qui cache même en partie la figure.

Dans notre promenade, nous en rencontrons cinq : elles s’arrêtent et paraissent au moins aussi intéressées par notre présence que nous par la leur. La route est solitaire, de gros arbres nous protègent contre les regards indiscrets, ou du moins nous le croyons et nous nous admirons mutuellement. Elles sont habillées de toile blanche des pieds à la tête, et propres, ce qui est extraordinaire. Peut-être ont-elles changé de vêtements hier, à cause de la fête. Elles ne sont ni jolies ni gracieuses, mais au moins ne semblent-elles pas farouches.

Tout à coup un grognement terrible suivi d’imprécations vient les tirer de leur extase. Elles reprennent leur route, en pressant le pas, serrées Les unes contre les autres, suivies de près par leur seigneur et maître qui vient d’apparaître et les chasse devant lui, ne cessant de les invectiver. Pauvres créatures ! J’espère qu’elles n’auront pas été trop sévèrement châtiées pour avoir cédé à un mouvement de curiosité bien naturel à des femmes qui sortent peut-être trois fois par an de chez elles.

Nous allons rendre visite à M. Hunt, directeur de la douane, et à sa femme. Leur maison est située à une certaine distance de la concession, sur une colline. De leur véranda on à une vue ravissante, mais ils m’ont l’air bien exposés aux typhons, si fréquents dans ces parages. En sortant de chez eux, pour regagner le bord, nous rencontrons encore cinq femmes coréennes. J’ai mon appareil et je voudrais les photographier. Nous nous arrêtons pour parlementer, trois prennent immédiatement la fuite ; les deux autres, plus courageuses, nous écoutent et, après quelques hésitations, consentent à ce que nous demandons, mais à une condition : elles n’ont jamais vu d’intérieur européen, on leur fera visiter la maison de M. Hunt. Celui-ci, qui est avec nous et qui parle très bien le coréen, y consent de grand cœur. Les deux femmes me regardent avec une certaine inquiétude préparer mon appareil. Il est évident qu’elles ne sont qu’à demi rassurées ; pour se donner du courage elles se tiennent par la main. Quelques hommes arrivent. Pour ne pas effrayer les femmes, je les laisse se mettre à côté d’elles. Quand je leur dis que tout est fini, elles poussent un soupir de soulagement et paraissent étonnées d’en être quittes à si bon marché ; elles nous regardent d’un air méfiant, et c’est seulement quand on les fait entrer dans la maison qu’elles commencent à se convaincre qu’en ne s’est pas moqué d’elles.

Avoir pu parvenir à photographier des femmes en Corée était une chance inespérée, et je rentre à bord très satisfait de mon excursion. Le temps devient désagréable et nous ne pouvons plus songer à aller à terre. Nous pêchons à la ligne sans grand résultat. Quatre lamproies plus allongées et encore plus hideuses à voir que celles d’Europe sont notre seul butin.

Enfin le 1er juin nous faisons nos adieux à MM. Hunt et Björnson, et à 10 heures du soir nous quittons Fou-Sane. Il a fait évidemment un temps abominable hier, car la houle est assez forte, malgré le calme de l’air.


V

De Fou-Sane à Vladivostok.


2 juin. — La mer est moins agitée ; nous suivons les côtes de la Corée sans les perdre de vue. C’est à peine si nous apercevons quelques bateaux de pêche. Mais en revanche nous voyons quantité de souffleurs et de baleines. Une de ces dernières suit la même direction que nous, semblant lutter de vitesse avec le Tokio-Maru, puis soudain elle passe à une cinquantaine de mètres à l’avant, le corps presque hors de l’eau, et disparaît. Elle pouvait avoir une quinzaine de mètres de longueur.

Nous marchons doucement. Inutile de nous presser et d’arriver dans la nuit à Yuene-Sane, notre prochaine escale.

Le 3, vers 5 heures du matin, nous étions devant cette admirable baie de Port Lazareff dans laquelle Les plus gros cuirassés trouveraient un mouillage parfait et un abri sûr. Cette rade immense serait, paraît-il, très facile à défendre contre les attaques de flottes ennemies. Elle offre en outre l’énorme avantage d’être libre de glace toute l’année. C’est pour cela qu’on prête généralement aux Russes l’idée de s’emparer de Port Lazareff : la chose est en effet bien tentante.

Ce n’est certes pas la Corée qui pourrait opposer la moindre résistance à sa puissante voisine. La valeur militaire de ses troupes, du reste peu nombreuses, ne paraît pas bien redoutable. Quant aux sentiments de la population, je m’imagine que dans le nord du royaume ils sont plutôt favorables que contraires à la Russie, et cela pour plusieurs raisons. La Corée, malgré sa réputation de pauvreté, est un pays riche, fertile, mais dont