Page:Le dictionnaire de l'Academie françoise, 1835, T1, A-H.djvu/14

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
viii PRÉFACE.

que l'usage entretient ou que le besoin fait naître, et celle que le cachet du génie nous a laissée toujours vivante et neuve.

Depuis deux siècles, en effet, la langue française est la même, c'est-à-dire également intelligible, quoiqu'elle ait beaucoup changé pour l'imagination et le goût. C'est ainsi seulement qu'une langue est fixée. Jusqu'aux premières années du règne de Louis XIV, la nôtre ne l'avait jamais été : car, de siècle en siècle, les mêmes choses avaient besoin d'être récrites dans le français nouveau, qui devenait bien vite vieux et chenu. En recopiant un manuscrit de notre langue, souvent on le traduisait à demi. Le texte primitif de Joinville fut longtemps représenté par la dernière de ces versions posthumes, devenue bientôt surannée au point d'être prise pour l'original. Les règles du rapport des mots étaient changeantes, et promptement oubliées. Villon, au quinzième siècle, ayant voulu, par un jeu de talent, composer une ballade en vieil langage françois, y laissait échapper, par désuétude et par ignorance, nombre de fautes qu'a découvertes[1] l'érudition moderne. Et quand Marot, né soixante ans plus tard, faisait réimprimer les œuvres de Villon, si par respect il ne touchait pas à l'antiquité de son parler, il se croyait obligé du moins d'expliquer, par annotations à la marge, ce qui lui semblait le plus dur à entendre. Notre idiome, poussé en tous sens par les modes étrangères de la cour, le travail des savants, la libre confusion des dialectes populaires, était tantôt italianisé, tantôt latinisé, et tantôt gasconnait[2]. Cette inconstance, cette mutabilité de la langue allait diminuant : mais elle durait encore à une époque avancée de notre histoire ; et, vers 1650, Pellisson disait en propres termes : « Nos auteurs les plus élégants et les plus polis deviennent barbares en peu d'années. »

Ces brusques et fréquentes variations de notre ancien langage seraient la matière d'un livre. On pourrait y suivre à la trace, y chercher utilement le rapport souvent obscur et effacé entre les mots et les idées, entre les idées et l'état social d'un peuple. On pourrait expliquer comment la diversité, la résistance, la lente soumission des éléments nombreux qui devaient former l'unité française a dû suspendre, changer, détourner dans son cours le travail de l'unité de notre langue. D'autres causes de retard et de formation laborieuse naîtraient encore du caractère de cette langue, qui, sans être moins issue de la souche latine que les langues du Midi, s'en éloigne davantage, et a dans ses formes, ses tours et son harmonie, une physionomie plus distincte et plus libre. Enfin, l'état même de la civilisation française, qui semble avoir marché par secousses, faisant effort, puis retombant, essayant une voie nouvelle, puis reculant, tour à tour active et découragée, prospère et malheureuse, l'état de cette civilisation semblerait se reproduire dans les phases diverses et courtes de l'idiome de nos pères.

  1. M. Raynouard, Observations sur le roman de Rou, pages, 32, 33, 34, 35.
  2. Malherbe n'étoit pas encore venu dégasconner la cour. • (Balzac.)