Page:Le dictionnaire de l'Academie françoise, 1835, T1, A-H.djvu/15

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
PRÉFACE. ix


À ces causes particulières se joindraient les causes générales, qui, chez toutes les nations, ont amené une sensible différence entre la changeante rapidité des époques de formation et de débrouillement, et la durée de l'époque dernière, où une langue, qui semble fixée, se développe encore, sans s'altérer, et acquiert, sans rien perdre.

La durée, la stabilité relative de cette dernière époque, indique assez que tout n'est pas accidentel et fortuit dans le langage, qu'il y a là, comme ailleurs, un point de vérité, auquel on se tient longtemps, quand on l'a trouvé. Le talent supérieur de l'écrivain ne peut, à lui seul, hâter cette époque, et devancer le progrès général. L'incomparable imagination de Montaigne n'a pas fait que les formes de sa langue fussent encore dans l'usage, cinquante ans après lui. La langue de Balzac et de Pellisson, inférieurs à Montaigne, mais venus à propos, est encore la nôtre. Saisir et embrasser, parmi les âges successifs d'une langue, ce dernier âge de formation régulière et fixe, reproduire fidèlement ce dernier cadre, dont les divisions et l'ordre ne changent plus, quoiqu'il s'y place encore des termes nouveaux, c'est donc un travail utile et vrai, qui n'a rien d'arbitraire, bien qu'il reconnaisse la souveraineté de l'usage : car l'usage même, comme le hasard, obéit à une loi cachée. Ou, pour mieux dire, il n'y a pas plus de caprice dans l'esprit humain qu'il n'y a de hasard dans la nature. L'une et l'autre expression est également le nom vague d'une cause que nous n'avons pas su découvrir.

Or, nul doute qu'il ne se rencontre une époque où l'usage, en fait de langue, exprime un état des esprits plus sain, plus vigoureux, plus élevé, ou plus délicat, plus subtil, plus ingénieusement corrompu. C'est entre ces deux points que se trouvera la belle époque d'une langue ; et si les écrivains de génie ont abondé dans le même temps, s'ils ont agité toutes les questions religieuses et civiles dont l'intelligence humaine s'occupe, sous peine de dégénérer, cette époque ne cessera pas d'agir sur les époques suivantes. Sa langue, lors même qu'elle ne sera plus complétement usuelle, demeurera classique, et on ne pourra, sans emprunter quelque chose à cette langue, se rendre familiers les sujets qu'elle a traités, et qui sont incorporés à ses expressions. Qu'elle soit ensuite calquée par des imitateurs sans génie, ou forcée, exagérée par des novateurs sans goût, elle n'en reste pas moins un type de perfection relative. Ce sera le grec d'Athènes, depuis Eschyle jusqu'à Ménandre, le latin de Rome, depuis Térence, César, Cicéron, jusqu'à Tacite, et notre français, depuis Descartes et Corneille.

De grandes variétés, non-seulement individuelles, mais générales, seront comprises encore dans ces divisions. Chaque époque ainsi étendue renferme plusieurs époques où se marquent tous les caractères et comme tous les essais de la décadence, en face des types heureux et purs qui se renouvellent encore. Le savant, l'homme de goût pourra choisir, dans ce long intervalle, un âge d'or, dont il bornera plus ou moins les limites ; il pourra noter, avant et après ces